Pratiques de l’espace urbain

Analyse, présentation, représentation, exercice et stimulation.

Sabine Guisse
architecte, chercheuse « Prospective Research for Brussels »
Centre de Recherche Architecturale de la Cambre (C.R.A.C.)



Démarches croisées
Cette exposition raconte des interactions urbaines entre les corps humain et spatial à l’intersection desquels naît un troisième corps, médian : la ville, en perpétuelle construction. Dans ce cadre transparaissent des dispositions spécifiques à chacun des corps : mobilité, sensibilité, positionnement et inventivité du premier, échelle, texture, proportions, luminosité, forme ou encore orientation du second. Les travaux photographiques réunis par Corps de Ville transcrivent certaines des multiples rencontres possibles entre ces corps mobilisés par l’usage. Pour ma part, en tant qu’architecte, je me penche également, mais de manière peut-être plus systématique, sur ces usages de l’espace public urbain. Entreprise en 2005, cette recherche est motivée par le contexte d’une pratique urbanistique qui a tendance à « by-passer », ou simplement louper, cette question des usages et menace de ce fait notamment la survie de certains de leurs atouts sociaux. L’intervention spatiale sur l’espace public se pense prioritairement à partir d’autres échelles tandis que la participation, qui incorpore pourtant des usagers dans les processus de projet, consiste souvent avant tout en une performance politique et sociale, nourrissant dabs ce cas le champ de la conception spatiale de manière anecdotique. Notre recherche s’inscrit en continuité de cette progressive prise en compte des usagers dont elle voudrait amplifier l’impact tangible en proposant des outils d’approche et de conception de l’espace public véritablement centrés sur l’usage. Pour ce faire, nous avons introduit un concept, la capacitation spatiale , qui, sur le terrain, nous permet d’évaluer les usages existants mais aussi de nous en nourrir afin d’élaborer des procédures d’intervention spatialement capacitantes capables de fédérer les professionnels de l’urbain (architectes, designers et urbanistes) autour de cet enjeu des usages.

C’est donc avec mon propre regard de chercheuse intéressée par les pratiques de l’espace public que j’ai été invitée, dans le cadre de Corps de Ville, à me prononcer sur la sélection, mais aussi sur le contenu des œuvres photographiques. J’avais bien soupçonné que cette collaboration pourrait être enrichissante mais le décryptage des production m’a permis de mesurer la véritable complémentarité de cette démarche artistique par rapport à notre démarche « scientifique ».

Au carrefour des sensibilités anthropologique, architecturale et photographique.
L’espace public urbain, tout particulièrement, accueille une multiplicité d’usages, et ce pour deux raisons : il est foulé par une diversité sociale sans cesse croissante tandis que son propre corps présente une forme extrêmement variée . La pluralisation de ces usages est avant tout une tendance prégnante dont l’aménageur devrait idéalement se saisir, mais également une des conditions qui assure la performance de l’espace public en termes de reconnaissance et de rencontre sociale. Considérant donc que la confrontation entre usagers constitue une dimension inévitable, mais aussi constitutive, spécifique, constructive et donc également régénératrice de l’urbain, notre ambition est de développer des outils d’aménagement soutenant et stimulant la pluralité. Sur le plan proprement spatial, les usages se déclinent selon ce que nous avons appelé des figures d’interaction et, à partir de là, se démultiplient suivant les propriétés spécifiques de la matière spatiale elle-même. C’est donc parce qu’elles constituent une véritable ressource que nous nous intéressons à toutes les manières dont espace public et individu peuvent se rencontrer. Dans cette perspective d’accumulation, mais aussi de collection, la réitération des observations de terrain prévues peut être complétée de manière idéale par des pratiques artistiques. Ces dernières, jouissant d’une relative absence de contraintes, permettent en effet de démultiplier les possibles.

Sur un mode moins systématique, moins académique que celui de la recherche, l’entrée en jeu du créateur permet en effet de révéler, voir d’éveiller certaines dimensions parfois plus sensibles, sous-jacentes, particulières ou encore inédites de l’usage. Dans le contexte de Corps de ville, la photographie introduit une personnalité usagère intermédiaire dans la relation entre individu et espace urbain : le photographe, qui aborde les usages urbains sur un mode éventuellement documentaire, mais systématiquement propositionnel. Le cadre dans lequel il travaille et la technique dont il dispose lui permettent d’explorer, au sein de la réalité urbaine, certaines facettes non ordinaires de l’usage.

Dans ce corps-à-corps « triangulaire » (entre espace urbain, photographe et d’éventuels autres individus) traduit par les oeuvres, nous distinguons, dans le chapitre suivant, les postures respectives que ces trois actants adoptent, au cours de l’instant photographique, dans l’usage de la ville. Cela permet notamment d’identifier l’attitude d’un photographe « perpétreur », et éventuellement témoin, d’usages urbains. Indiscutablement usager de la ville, pour le moins durant les prises de vue, chaque photographe engage plus ou moins son propre corps dans l’usage de l’espace. Plus généralement, toute production photographique, quelle qu’elle soit, propose de partager un regard, celui de son créateur, dont l’objet dépend précisément de l’instant choisi pour le déclenchement, de la distance focale ou encore du cadrage. Ce regard, se saisissant de la technique photographique, spécifie aussi la couleur des scènes, la netteté des plans ou encore le degré de définition et le grain de l’image. Ces morceaux choisis sont ensuite éventuellement édités, sous forme d’une série et d’un accrochage qui les ordonnance, les accouple. Par ses opérations, le photographe présente le corps d’une ville qu’il donne à regarder à travers le prisme de sa propre sensibilité qui atténue, rend ou intensifie diverses dimensions visibles de ce réel. Il emmène le regard du « spectateur » dans des versions plus ou moins inédites de la réalité. Nous dirons donc que, de manière générale, le photographe touche à la ville par l’intermédiaire de l’interprétation photographique qu’il donne de certains de ses lieux.

Corps à corps
Certains lauréats ont choisi de focaliser sur leur propre relation, intime, particulière, avec l’espace urbain. Dans ce cas, le photographe orchestre selon sa propre sensibilité un face-à-face direct avec une matière architecturale dont il révèle, voire amplifie, certaines dimensions via par exemple la démarche de collection – des sas d’entrée pour Marc Wendelski ou des vitres pour Malik Choukrane—, de longues pauses ou encore l’utilisation d’une chambre technique. Dans les séries de Ambroise Tézénas et de Delphine Deguislage, ou encore dans certains clichés de Sarah Michielsen, la texture spatiale, a priori assez commune, générique, voire « froide », est intensifiée par une attention, une coloration ou une définition particulières. Elle s’allie au désert des lieux pour produire un effet mystérieux ou révélateur, dont l’apport peut être tant esthétique et émotif que cognitif (par exemple : Michielsen accentue la lisibilité de la stratification historique contenue dans la matière spatiale de la ville). Ces œuvres témoignent notamment de l’intérêt d’une figure d’interaction telle que le Vide, pourtant souvent condamnée en contexte urbain pour des raisons sécuritaires. En amplifiant la perception esthétique de la matière, elle explorent la richesse de certaines facettes du langage architectural, outrepassant dans certains cas le contexte réel de lieux dont la convexité, la surveillance et la codification devraient réduire toute stagnation à sa durée strictement nécessaire. A propos de la question de la temporalité, on peut aussi remarquer que Marc Wendelski et Delphine Deguislage (dans la plupart des cas) se concentrent sur des lieux de transit, tels que sas d’entrée, postes de contrôle, commerce vacant, parking, cage d’escalier, couloir de métro, qui sont liés à la question du mouvement mais aussi, dans diverses proportions, à celle de l’attente. Le statut de ces espaces les lie à une autre figure d’interaction, le Goulet, qui, en imposant à tous les usagers en parcours un ralentissement, voire une suspension du cadre temporel, peut induire chez eux une anxiété, un énervement, mais aussi générer une soudaine disponibilité. Le Vide, comme le Goulet, tout en impliquant une intensité d’usage quantitativement faible, peuvent par ailleurs ouvrir la possibilité d’une relation plus attentive aux particularités du corps (architectural, dans ce cas) de la ville. Enfin, dans ses photographies de la construction du mur séparant Israël de la Palestine, Anne-Marie Filaire, comme elle nous le confie, parvient à travailler dans l’enfermement (plutôt que de le représenter) via l’inclusion d’éléments de chantier dans le cadre et, plus systématiquement, via le « déploiement » de ce mur par la technique du photomontage afin d’en maximiser l’effet de continuité et de longueur. La profondeur exacerbée de ce regard dans lequel le mur est inconditionnellement présent mais l’enfermement jamais (pas encore) accompli permettent à la fois d’intensifier la conscientisation d’un enfermement tout en nous appelant vers ses ultimes brèches.

En plus de leur regard, certains photographes ont choisi d’engager en outre d’autres propriétés corporelles dans leur œuvre en indiquant —à l’aide d’angles de prise de vue particuliers ou de flous— mouvements, directions et vitesses. Le regard, particulièrement expressif, s’incarne véritablement dans l’oeuvre de photographes qui, outre de toucher à la ville, se mettent à toucher la ville. Dans ses séries sur le mur, Anne-Marie Filaire engage son propre corps en se rapprochant et en s’éloignant du mur, en tournant sur elle-même, mouvements évoquant la tension entre liberté et bornage des mouvements butant contre une frontière bientôt omniprésente. Elle met en évidence l’étalement effréné de la figure d’interaction de la Limite et la disparition progressive des Franchissements qui lui sont liés, développement trop univoque caractérisant un corps architectural qui contraint les usages et, peu à peu, empêche la ville. Sur un mode moins discursif, Serge Botty nous invite à regarder la ville comme lui, particularisant sa vision par des mouvements de tête et une alternance de flou et d’extrême netteté, semblant rythmer tour à tour plissement et écarquillement oculaires. Extrêmement personnifiées, ces prises de vue n’en restent pas moins particulièrement ouvertes à l’interprétation du « spectateur ». Le flou laisse voguer l’imagination tandis que les scènes « trop » nettes la stimulent par l’évocation via leur texture glacée, surréelle et les relations elliptiques qu’elles entretiennent en rapprochant et articulant des signes appartenant aux deux champs opposés que sont l’inerte et le vivant.

Et puis, à nouveau, le photographe tient son corps en retrait, privilégiant un regard « documentaire » sur les tiers usagers de la ville qui, cette fois, intègrent le cadre. Tel témoignage permet de mettre en évidence l’attitude corporelle des usagers observés qui, à leur tour, touchent la ville. On peut alors distinguer plusieurs degrés d’engagement corporel de l’usager vis-à-vis de l’espace urbain. Citons tout d’abord l’usage purement fonctionnel, au cours duquel les corps des individus se laissent porter par le corps spatial qui guide leurs mouvements et de ce fait, harmonise les conduites. Ce type de relation est mis en évidence dans la série présentée par Tadzio, montrant un support architectural dominant tandis que la subjectivité usagère est mise de côté. Au premier abord, on pourrait penser qu’il n’y a pas d’interaction, que l’espace et l’individu « glissent » l’un par rapport à l’autre. Et pourtant, ce rapport entre l’homme passant et l’espace « lisse » (lieu glissant et continu, fonctionnel pour la mobilité, doux à la marche et lisse pour les yeux) est l’une des facettes possibles, mais aussi nécessaire, du rapport entre individu et espace urbain. La possibilité d’exercer un usage efficace (par exemple : une mobilité optimisée) doit être assurée par la ville, et nous rattachons d’ailleurs la mobilisation des propriété fonctionnelles d’un espace à une figure d’interaction spécifique : l’Equipement. L’optimisation pourra de ce fait répondre à des exigences d’efficacité, mais aussi de confort (illustrées au mieux par le tapis roulant), permettant alors à l’usager de superposer un autre usage à son déplacement : réfléchir, téléphoner, lire, discuter, ou encore contempler l’environnement, autant d’usages « supplémentaires » traduits par les divers mouvements de tête enregistrés. Par ailleurs, cette possibilité qu’a l’usager de se « fondre » dans des cadres spatiaux peut aussi lui octroyer une forme d’anonymat, ressource usagère typiquement urbaine également. Quoiqu’il en soit, rappelons ici que le concept de capacitation spatiale est extrêmement intégrateur et qu’à partir du moment où ce type d’espace permet de vivre la ville contemporaine sur des modes spécifiques, il ne doit être ni négligé, ni condamné. Pour leur part, Serge Botty, Patrick Van Roy et Brigitte Bauer présentent un degré d’engagement corporel de la part de l’usager traduisant des situations intermédiaires et ouvrant, au sein du fonctionnel, de franches parenthèses. Brigitte Bauer nous montre par exemple que, si le privé peut constituer un refuge par rapport au public, la relation inverse peut également se produire lorsque l’anonymat offert par la ville (son animation, ses bancs publics) permet à des couples de se rencontrer hors d’un cadre familial particulièrement pesant. Dans le texte accompagnant ses images de lieux d’attente, Patrick Van Roy nous parle d’un temps voué à l’utile, d’usagers dont le cerveau est en veille. Pour notre part, au-delà l’aspect scénographique (soutenu par un traitement franchement pictural du sujet) pouvant nourrir l’usage du photographe, nous voyons dans ces formats carrés des personnages exploitant une situation de transit pour également se recentrer sur eux-mêmes. Comme évoqué plus haut, ces Goulets que sont les lieux d’attente ouvrent dans le fonctionnel un espace temporel particulier. Par rapport au glissement absolu (formats longitudinaux et situations forcément mobiles de Tadzio), on ressent ici de véritables inscriptions des corps dans l’espace : par leur positionnement, les individus se mettent en retrait ou s’exposent, s’appuient ou font les cent pas, exploitant les rares masques et cadres tolérés actuellement par l’architecture de ce genre d’espaces. Serge Botty, enfin, introduit ponctuellement des personnages dont l’attitude (regard, mouvement du corps), particulièrement suggestive, semble vouloir nous entraîner au delà du cadre strictement fonctionnel dans lequel ces derniers se trouvent à l’instant du cliché. Les instants d’engagement corporel plus fort, dans lesquels l’usager touche à la ville, sont quant à eux relativement rares et donc difficiles à capturer. Les seules relations usagères réellement subjectives de la part d’un usager autre que le photographe nous sont rendues par deux prises de vue de Franck Juery. Dans celles-ci, la mise en scène permet d’introduire un engagement fort du corps individuel qui s’approprie la matière spatiale au point de la détourner de son usage prévu (regarder un mur, parcourir le trottoir sur les mains).

Le quatrième schéma d’engagement corporel réunit les engagements du photographe et des autres usagers. Dans ce cas, le photographe intensifie la perception en positionnant son propre corps non plus en retrait, mais plutôt en écho ou en réponse à l’usage qu’il observe. Franck Juery, notamment, insiste sur le lieu et le mouvement des situations en dirigeant son regard dans des angles de prise de vue appuyés (frontalité parfaite ou fortes plongées et contreplongées) qui ouvrent pour le spectateur une possibilité de se rapprocher, de se pencher sur les usages ou traces d’usage explorés. Jean-Christophe Béchet insiste quant à lui sur des passages, des trajectoires, des déambulations et des attentes, mais, par rapport à Tadzio ou encore Patrick Van Roy, il s’inscrit davantage dans la scène. Là, photographe et usager semblent partager un seul et même usage, ils attendent ensemble, se croisent ou se suivent. Peut-être en réponse à ces relations entremêlées, le photographe éprouve d’ailleurs le besoin de se détacher de son sujet, notamment en travaillant sur une série extrêmement internationale (Orlando, Tokyo, New York, Helsinki, Paris, Berlin, ...) qui, comme il le dit lui-même, lui offrent dépaysement et anonymat. Dans la même veine, on peut citer le travail d’Aurélie Husson, dont la vision trouble et les angles de prise de vue traduisent l’éveil des sens face à l’animation d’un lieu dans lequel le photographe se faufile. Avec ses prises de vue type « caméra subjective », Aurélie Husson apparaît, au sein de cette exposition, comme l’artiste la plus infiltrée dans son sujet. Elle met en évidence la multiplicité des usages pouvant être faits à partir d’un élément spatial a priori fonctionnel, le viaduc, et témoigne de ce fait des pratiques de détournement d’objets et d’espaces exercées abondamment dans des villes concentrant extrêmes pauvreté et richesse, telles que Rio. Comparé au mur d’Anne-Marie Filaire, ce viaduc nous montre aussi qu’un type d’objet spatial (linéaire dans ce cas) peut dans certains cas constituer un obstacle, repousser tout usage et s’avérer décapacitant, ou, dans d’autres, constituer un attracteur capacitant diverses activités. Ici, le viaduc ménage un espace interstitiel qui détermine, au creux de l’espace urbain, une zone en ruban dans laquelle l’espace public peut être véritablement habité, rendu disponible par des usagers qui y activent les figures de la Dégradation et de l’Indétermination. Leur activité entraîne l’activation de multiples figures supplémentaires, telles que l’Aimant (viaduc près duquel les gens se retrouvent), le Signe (lieu auquel ils s’identifient), le Grand et la Transformabilité (une surface libre dans laquelle ils peuvent s’installer, agencer des objets et placer des petits commerces ambulants).

Enfin, identifions les photographes qui évoquent l’usage de tiers en collectionnant les traces, plus ou moins profondes et pérennes, que ces derniers laissent dans la ville. Citons tout d’abord les stades communistes d’Annemie Augustijns, dont le traitement photographique frontal et symétrique s’accorde à l’effet monumental et grandiloquent recherché par un gouvernement imprimant sa puissance, mais aussi son discours, dans l’architecture de la ville, par l’intermédiaire de l’expressivité architecturale. Sur les photographies, cette dernière est mise en concurrence avec l’insignifiance liée à l’absence complète d’usage de ces lieux due à la chute du Régime, impression de désert amplifiée par le nombre de places prévues dans le stades. Ce travail, tout en démontrant la désuétude de ces lieux symboliques abandonnés, restaure partiellement, par leur enregistrement et leur exposition, la figure du Signe à laquelle ils restent intimement associés. La troisième image, celle des poteaux de signalisation, fait référence aux éléments dont le statut est sauvegardé étant donné la persistance de leur fonctionnalité, au-delà des idéologies. A distance de ce type de traces institutionnalisé, notons le cas d’usagers lambda qui, lorsqu’ils ont un jour touché la ville, ont, dans un mouvement associé, plus ou moins conscient ou volontaire, touché à la ville et laissé des indices témoignant de leur usage. Christophe Caudroy collectionne par exemple les béances entourées d’impacts et de tags laissées par 15 ans de guerre dans les murs de Beyrouth. Le motif, constant, cristallise une articulation entre les cèdres évoquant la tradition, l’état des murs témoin de l’histoire récente et la brume symbolisant une part d’indétermination et donc d’inventivité, à injecter dans l’avenir. Ce regard plaide pour la constitution d’un corps de ville nourri des leçons et richesses de l’histoire, différent de celui qui se construit actuellement sur l’effacement et l’aseptisation. Par les traces particulièrement éphémères qu’elle récolte sur l’espace public de Nova Huta, Nathalie Desserme parvient quant à elle à transcrire à la fois la tradition populaire, mais aussi sa fragilité face au développement de la spéculation immobilière. Désertées, ses images parlent d’une population établie repoussée afin de préparer le terrain pour la métamorphose. En guise de résistance, la photographe archive un mode d’appropriation de l’espace public riche, franc et décomplexé dont la persistance est menacée par la normalisation appelée par la transformation des actants spatiaux et sociaux (patrimonialisation et embourgeoisement du quartier). A la lisière de Bruxelles, Agnès Orban, quant à elle, offre à voir une frange d’espace urbain dans laquelle l’espace fait l’objet d’un usage alternatif, capable, à une certaine distance de la ville proprement dite, d’inventer de nouvelles règles articulant domaines public et privé, s’éloignant des codes et tendances dominants dans l’espace urbain. Les zones de transition entre public et privé s’épaississent, Distance protectrice entre le foyer et ces « ruelles » dans lesquelles, à force d’établissement communautaire, chacun se sent chez soi. Cependant, ces zones accueillent par ailleurs des usages pluriels, notamment des usages « d’habitat » (abri, assise, table, évier, ..) reportés à l’extérieur, et de ce fait, au-delà de la mise à distance, permettent d’inscrire certains aspects choisis de la vie privée dans la vie communautaire. Autres appropriations subjectives de l’espace constitutives de Signes, la personnalisation et la transformabilité des constructions s’inscrivent en continuité de cette dynamique de présentation de soi, plus difficile à mettre en place dans la ville minérale dont l’image est cadenassée par nombre de règlements et autres contraintes techniques. Bien que régulée, cette urbanité particulière est avant tout inclusive ; par exemple, elle n’hésite pas à emprunter à la « grande ville » une ancienne porte, un bidon jeté ou encore une skyline. En pleine ville cette fois, profitant des multiples vitrines offertes par des habitats vacants ou des commerces, Malik Choukrane nous invite à transgresser la frontière entre public et privé, mais aussi entre générique et subjectif. Il fait usage des figures d’interaction de la Transparence et du Miroir qui permettent de prolonger et filtrer le regard mais aussi de rassembler dans un seul plan des points de vue multiples. Depuis l’intérieur, la vision de l’extérieur est appropriée, cadrée, colorée et parasitée par les reflets et les traces d’usage particularisant le filtre vitré choisi par le photographe. Depuis l’extérieur, le regard pénètre dans les profondeurs du privé ; cette intrusion est volontairement limitée par un jeu de reflet ou au contraire encouragée à être menée plus loin, au delà de ce que l’image donne à voir. Dans le cas de logements, l’Indétermination et le Vide, figures liées à l’état de chantier, facilitent généralement la projection de traces d’habitat vers l’espace public ; dans le cas de commerces, le photographe insiste sur les touches personnelles, Signes que certains commerçant osent dans la décoration de leur vitrine. Les traces deviennent l’objet principal du travail de Maria-Lina Canella, qui en propose un collection aléatoire et subjective, mais aussi de Franck Juery, qui choisit d’esthétiser le corps spatial de la ville à partir d’elles, sans aucune discrimination. Une craquelure, une coulée d’urine, l’arrachement de potelets routiers, une civière, magnifient la ville, faisant fi de leur connotation pathologique et renvoyant de ce fait à une certaine forme d’insouciance. Dans le même sens, notre recherche a identifié la richesse spatiale inédite pouvant être trouvée sur certains chantiers urbains, devenant de ce fait de véritables laboratoires de l’usage (voir illustration). Toujours vis-à-vis de ce qui est généralement considéré comme plaie urbaine, Annabel Werbrouck superpose usages esthétique et pratique pouvant être faits des déchets. Tout en témoignant du détournement de ces objets qui les réintroduit dans le cycle de l’usage, en les photographiant, elle leur donne une valeur esthétique alors qu’ils sont justement généralement condamnés par le jugement esthétique. Ce travail permet encore une fois d’évoquer la limite ténue pouvant exister entre l’effet capacitant et décapacitant pouvant résulter de l’usage d’un seul et même objet.

Nous terminerons en citant l’œuvre de Floriane De Lassee, qui travaille à rendre un équilibre entre les implications des trois corps : le photographe, un autre usager et l’architecture. A côté des autres approches, plus partielles, celle-ci comporte un intérêt particulier car elle offre une forme de synthèse de ce que peut être un corps de ville. Le traitement pictural joue le rôle de liant entre les échelles et typologies extrêmement variées qui caractérisent l’architecture urbaine, témoignant de la qualité inclusive de ce corps spatial. Mais c’est avant tout la profondeur et la stratification des images qui rassemble, dans de véritables tableaux, les corps spatiaux et ceux des usagers. Dans ce cadre, Floriane De Lassee indique l’intérêt que peuvent représenter pour l’usager des figures d’interaction telles que la Distance ou encore le Grand, pouvant tout particulièrement être actionnées dans le milieu urbain. La photographe exploite en effet l’échelle « méga » des tours urbaines afin d’atteindre un point de vue englobant qui lui permet notamment de présenter la profondeur de la ville, tandis que la démultiplication de plans « bâtis » aide à en saisir la mesure en balisant le parcours visuel. Par ailleurs, elle met en évidence les sous-échelles que ce bâti « XL » ménage à partir de ses propres détails spatiaux (un châssis, un balcon, un garde corps, un séchoir à linge), mais aussi d’éléments appropriables (un mur à peindre, un mobilier à choisir), sortes d’écrins accueillant l’usage à échelle humaine et inscrivant le corps des usagers dans l’architecture de la ville.

Vers une accentuation et une stimulation de la pluralité des usages urbains
Cette entreprise photographique nous a montré un échantillon de ce que peut être la pluralité des usages de la ville. Mais Corps de ville présente d’autres intérêts que celui d’enrichir le recueil que nous constituons dans le cadre de notre recherche. En effet, la concentration et la médiatisation propres à cette démarche de concours et d’exposition, ainsi que sa collaboration étroite avec une école d’architecture, permettent d’atteindre, autour de l’enjeu des usages, une efficacité sensibilisatrice indispensable à l’actualisation d’une véritable culture de l’usage de l’espace public. La mise en marche d’une réflexion plus pratique et systématique concernant la fabrication des espaces publics urbains nécessite en effet le concours, mais aussi la collaboration d’une vaste palette d’acteurs (politiques, investisseurs, praticiens, étudiants futurs praticiens, …) afin de prendre de la distance par rapport à des opérations urbanistiques couramment territorialisées (zones d’urgence sociale, de représentation régionale, …) et formalisées (embellissement, opérations sécuritaires, rénovation, technicisme, …) suivant des critères exogènes à l’usage. Mais, de manière générale, tout usager de la ville est concerné, car c’est à partir de lui que se viabilisera cet espace repensé. Cela ne pourra se faire qu’en le familiarisant notamment avec les possibilités plurielles d’usage de l’espace public que ce travail photographique offre tout particulièrement à goûter et redécouvrir.