TRACES
Marc Mawet, commissaire de Traces
Pénètre-t-on dans une pièce bourgeoise des années quatre-vingt, malgré toute la douceur de vivre qui en émane peut-être, l’impression la plus forte est que « ici, tu n’as rien à chercher ». Ici, tu n’as rien à chercher – car il n’y a pas un coin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace sur les moulures par les colifichets, sur les fauteuils rembourrés par des napperons avec un monogramme, devant les vitres de la fenêtre par des images transparentes et devant la cheminée par un pare-feu. Un joli mot de Brecht nous aide à fuir d’ici ; très loin d’ici. « Efface tes traces ! » Ici, dans la pièce bourgeoise, c’est le comportement opposé qui est devenu habituel. Et inversement, l’intérieur contraint ses habitants à acquérir le plus d’habitudes possible. Elles se rassemblent dans l’image du locataire du meublé tel que le voient les logeuses. Habiter dans ces chambrettes à peluches n’était rien d’autre que laisser derrière soi une trace produite par les habitudes. Et la colère qui, au moindre dégât, s’emparait de la victime n’était peut-être que la réaction de l’homme à qui « la trace de son passage terrestre » avait été effacée. Cette trace qu’il avait laissée sur les capitonnages et les fauteuils, que ses parents avaient laissée sur les photos, que les objets possédés avaient laissée dans les fourreaux et les étuis et qui faisaient parfois paraître ces pièces aussi surpeuplées qu’un columbarium. Or les nouveaux architectes sont parvenus avec leur verre et leur acier à ceci : ils ont créé des espaces où il n’est pas facile de laisser une trace. « Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage », écrivait déjà Scheerbart il y a vingt ans, « autorise assurément à parler d’une civilisation du verre. Le nouveau milieu qu’elle créera transformera complètement l’homme. Et il n’y a plus qu’à espérer que cette nouvelle civilisation du verre ne rencontrera pas trop d’adversaires. »

« Habiter sans laisser de traces » Walter Benjamin

« Chapeauter » l’introduction de cette première édition d’une biennale de « Photographie et Architecture » par ce texte de Walter Benjamin préfigure sans ambiguïté les enjeux que place notre institution dans son organisation.

Entendons-nous : nous ne partageons pas de manière inconditionnelle la radicalité critique de son auteur ni le messianisme révolutionnaire qui l’amène à cette apologie du verre et de l’acier. Nous la partageons d’autant moins qu’il serait tout aussi aisé d’affirmer que cette même architecture du verre et de l’acier participe activement à l’aseptisation esthétique d’un monde marchand et au lissage organisé d’une société du spectacle.

Ce qui par contre nous intéresse tout particulièrement à travers son évocation, c’est qu’il convoque prioritairement les dimensions humaines, sociales, culturelles et politiques pour appréhender l’espace et ce qui le qualifie. Habiter, avec ou sans traces, c’est avant tout « être présent au monde », sans indifférence. Notre mission de pédagogues consiste prioritairement à faire émerger la conscience suivant laquelle faire de l’architecture, c’est avant tout lire et comprendre une situation spécifique avant de l’interpréter et de la transformer. Lire, comprendre et interpréter c’est-à-dire « se représenter le monde ». Transformer c’est-à-dire mettre en forme des propositions de mondes où se disposeront des existences, comme se plait à le dire Nicolas Hannequin. Lorsqu’une école d’architecture prend l’initiative d’organiser une exposition de photographies, c’est à l’exercice du regard qu’elle invite l’ensemble de sa collectivité et des visiteurs.

D’aucuns seront surpris de ne voir que peu d’architecture au sens convenu du terme, au sens où le reportage de commande l’entend. C’est que, dans le cadre de la première édition de cette expérience, il nous semblait important que La Cambre puisse évoquer l’architecture au-delà de sa valeur formelle et de sa dimension esthétique pour investir ses épaisseurs humanisées, invisibles, codées, cartographiées, ses valeurs d’échange, non marchandes, les sens qu’elle contribue à établir à travers ses signes, dans sa réalité la plus anonyme, la plus quotidienne, la plus éloignée de son statut d’objet. Inverser la lecture idéologique que fait Walter Benjamin pour justement habiter la trace et donner sens à ce qu’elle contient et représente, de la pièce au territoire, constitue le fil rouge thématique de cette exposition. Que ces traces témoignent moins d’une classe embourbée dans ces habitudes que de sensibilités emportées par leur mouvement, tel est notre aspiration la moins modeste.