Bernard Baines (Né à Wilrijk le 18.07.1951, réside à Bruxelles)

ESPACE MENTAL

Sélection du commissaire



Le liminaire du texte thématique de chacune des éditions de cette biennale rappelle que“...nous voudrions que l’une des caractéristiques de (celle-ci) soit essentiellement d’évoquer l’architecture au-delà de sa valeur formelle et de sa dimension esthétique afin d’investir ses épaisseurs humanisées, invisibles, codées, cartographiées, ses valeurs d’échange, non marchandes, les sens qu’elle contribue à établir à travers ses signes, dans sa réalité la plus anonyme, la plus quotidienne, la plus éloignée de son statut d’objet.”.

Le titre même de la manifestation ne laisse aucune ambiguïté sur cette ambition : il s’agit bien d’une biennale de Photographie et Architecture et non d’une biennale de Photographie d’Architecture. C’est dire la distance que nous revendiquons par rapport à l’objet arcitectural proprement dit.

C’est néanmoins au hasard d’un voyage d’études avec les étudiants durant lequel la thématique des “espaces du quotidien” était déjà en gestation qu’émergea l’idée d’évoquer à travers la photographie l’espace du quotidien de l’architecte, non l’espace physique dans lequel il exerce sa pratique libérale, mais l’espace mental d’où émergent ses projets d’architecture.

Bernard Baines, architecte, enseignant en architecture et en moyens d’expression au sein de la faculté, passionné de photographie, faisait partie des accompagnateurs du groupe d’étudiants dont nous avions l’aimable compagnie. C’est à ce moment précis qu’une part de son travail photographique nous est apparue propice à évoquer cette dimension, tant son acuité permanente et méthodique à prendre des images à et entre chaque visite nous semblait proche de la boulimie obsessionnelle, d’une “nécessité” au sens philosophique du terme dans l’acte de se construire en tant qu’architecte.

Car si l’architecte travaille à “produire des édifices” c’est-à-dire à incarner dans la matière des spatialités formalisées et mesurées, il travaille avant tout à l’émergence d’un espace de conception qui n’est pas à confondre avec l’objet architectural proprement dit. L’architecture est avant tout un projet (on parle en effet de projet d’architecture). Définitivement, l’objet architectural en est l’aboutissement tout simplement parce que celui qui le compose a choisi cette discipline spécifique pour s’exprimer et non la philosophie, la sociologie ou la médecine. Mais il y a dans le projet une ambition cachée : celle, pour l’architecte, d’exister c’est-à- dire de se trouver, de se positionner pour s’inscrire à sa façon dans le monde, en faisant vivre et partager ses convictions, ses intuitions, sa sensibilité d’être humain. Le projet pourrait, caricaturalement, n’être qu’un prétexte, si l’on convient que “l’ouvrage de l’oeuvre, c’est justement de disposer chacun à se mettre en oeuvre et à faire oeuvre avec l’autre.” (1)

Nous l’avons dit : la biennale présuppose que l’architecte, l’urbaniste et le paysagiste fabriquent des mondes où se disposent des existences, “des mondes dans le monde”, pour reprendre une citation de Khan, qui, même construits, ne sont que des propositions, le rôle de ces scénographes du théâtre de la vie n’étant pas de prévoir mais bien de proposer . Leurs “situations” (leurs édifices) gardent toujours un caractère supputatif, au gage de réussite relatif ou tout au moins fragmenté, du fait même de la part d’appropriation de ces existences qui s’y disposeront. Il n’en demeure pas moins que le contrôle formel et spatial de ces propositions doit être assumé et déterminé, que le projet doit avoir une identité forte et spécifique.

On pourrait affirmer que l’espace quotidien de l’architecte, c’est l’idée du projet.

Nous parlons de l’idée du projet et non des idées du concepteur c’est-à-dire ses convictions, ses croyances, son bagage culturel et social, ses obsessions ou intuitions individuelles, même si ces dernières sont évidemment indissociables de la production de l’architecte.

L’idée du projet établit un rapport entre l’intellect et la production matérielle.

L’idée génère-t-elle l’œuvre (Aristote, Platon, Hegel, je ne sais plus trop ?) ou est-elle générée par le travail de conception lui-même ?

S’impose-t-elle avec violence à la matière ou s’extrait-elle avec patience et acharnement de cette dernière ?

Peut-être existe-il un parcours intermédiaire ? Poser la question, c’est y répondre : une voie médiane, entre ces deux visions opposées, une voie médiane qui renvoie en permanence de l’idée à la matière et inversement et ouvre à profusion, par effet de boule de neige, comme avec frénésie, sur d’autres idées que l’idée principielle occultait ?

Elle s’encre en tous les cas dans la réalité, se base sur la réalité, c’est-à-dire qu’elle est à la fois pragmatique et fantastique, abstraite et objective. Dans tous les cas de figure, l’exigence de cette idée est impérative, qu’elle s’institue a priori ou émerge a posteriori car l’architecture est avant tout une production culturelle.

Dans ce sens, l’architecte est une forme de chimère, assemblage de Prométhée et de Dionysos.

Parce qu’il est justement l’héritier et le fruit de l’humanisme des Lumières, il est intimement conduit au travail de la pensée et de la réalité abstraite, conduit à « aspirer à » et à produire une culture de la synthèse, de la beauté apollinienne, à vouloir manipuler le concept jusqu’à avoir le sentiment de contrôler l’intégralité des éléments, en démiurge, en dieu vivant. Il est homme ou femme d’esprit, de lumière, d’absolu.

Et il en appelle aussi à la « pensée du ventre », celle-là même qui, à l’inverse de la pensée abstraite, cherche sa source au plus fertile de la glaise, celle-là même qui le fait, fulminant, se vautrer dans la matière féconde, jouir dans une orgie d’espaces, de matières, de couleurs, de lumières, chercher frénétiquement jusqu’à l’épuisement un assouvissement impossible. Car Dionysos, celui-là même dont il est en train de célébrer le culte au plus profond de ses tripes, est aussi infinitude.

Sa réalité se situe dans cet entre-deux potentiel qu’il lui revient de faire apparaître, dans cet infiniment rien qui peut grâce à lui devenir un infiniment tout.

Avec Bernard Baines, nous avons décidé d’évoquer l’héritage cognitif du concepteur et de circonscrire cet héritage dans sa dimension plastique, à contre-sens donc de l’esprit de la biennale. Nous avons en outre pris le parti radical de l’évoquer de manière abstraite, tant les photographies de Bernard Baines sélectionnées à cet effet ressemblent à des tableaux suprématistes, parfois à des œuvres picturales de Fernand Léger ou du Corbusier. L’architecte-photographe a pris le double risque d’assumer le rôle du « vilain petit canard » d’une part et d’une sélection drastique d’autre part. Nous l’en remercions vivement.

La sélection proposée évoque donc l’héritage cognitif du concepteur. La création puise en permanence dans la mémoire d’expériences vécues mais aussi d’analyses antécédentes qui font du concepteur un connaisseur, un spécialiste. En littérature ou dans tout travail académique, la référence de bas de page témoigne certes d’une éthique codifiée de l’emprunt mais surtout reconnaît la nécessité de l’emprunt comme inscription dans un monde de pensée, l’immersion de l’auteur dans une pensée qui dépasse sa propre finitude. Il en est de même en architecture et dans la sphère de l’affect. Pas de fausse pudeur !

Et l’une des qualités de l’architecte est d’être avant tout disponible. La disponibilité définit son degré de perméabilité, de porosité, de réceptivité, l’ampleur de l’espace de sa mémoire vive. Elle définit aussi et surtout cette capacité à rendre cette réceptivité active. Vous ne lisez pas un journal, une revue, un bouquin de la même manière si vous avez un article à écrire et vous n’écrirez pas le même article suivant les lectures que vous êtes ou non en train de faire. Roland Barthes écrit à ce sujet : « il y a une ouverture de la lecture (…) c’est, si l’on peut dire, celle de l’écriture (…) La lecture est véritablement une production : non plus d’images intérieures, de projections, de fantasmes, mais, à la lettre, de travail : le produit (consommé) est retourné en production, en promesse, en désir de production. » (2) Ou encore, Simone de Beauvoir : « Ce souvenir avait un doux parfum de promesse. »

Bernard Baines est cet homme disponible et nous l’exprimions plus avant, de manière presque obsessionnelle. Son regard, aiguisé et méthodique, l’amène à l’essentiel de l’équilibre du cadrage, à la justesse des associations de couleurs et de matières dans un mode opératoire où la sélection est chirurgicale, à la perfection qui organise la matière dionisyaque en abstraction prométhéenne. Son répertoire associatif de couleurs, de formes, de matières, de lumières est immense, chacun de ses fragments contient sa propre synthèse mais dialogue aussi avec une totalité dont il était difficile ici de rendre compte tant son appétit est productif. Notre choix s’est porté sur lui parce que son travail est une sorte de mise en abîme où l’architecte, nourrit d’architecture et de photographie, va chercher dans l’architecture et par la photographie le moyen d’évoquer l’espace quotidien de notre discipline, celui d’une exploration sans limite où un monde s’organise.



Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale



(1) CHRISTIAN RUBY, Esthétique des interférences, Espaces Temps les cahiers, 2002, pages 8-21 (2) Philippe Boudon, Philippe Deshayes, Frédéric Pousin, Françoise Schatz, La conception architecturale, Editions de La Villette, Paris, 2ème édition, 2001.