Stéphane Couturier
Sélection du commissaire
Confrontés aux photographies de Stéphane Couturier sur Chandigarh, nous pourrions avoir l’impression que ce dernier cherchait à illustrer à sa manière la phrase du critique Michael Fried sur le travail de Jeff Wall. A ceci près qu’ici, Stéphane Couturier force le destin de l’intrusion d’une réalité dans une autre pour en composer le jeu des interférences. A moins qu’il ne veuille à sa manière, et en forme de pied de nez, rendre hommage au mouvement du Stijl de Mondrian par le cadrage sans limite de ses photographies et la géométrie des couleurs, Stijl vis-à-vis duquel on sait combien Le Corbusier ne put cacher son agacement et ses critiques à l’encontre de ce qu’il interprétait comme un maniérisme superflu. Stéphane Couturier en réconciliateur du mouvement moderne. « Pure spéculation intellectuelle » me direz-vous mais qui permet néanmoins d’introduire le sujet de la création de Chandigarh dont les historiens ne manqueront pas de rappeler qu’elle est avant tout la capitale conjointe du Punjab et de l’Haryana et qu’il y a dans la création de cette ville nouvelle instituée ex nihilo « Union Territory » une volonté politique de conciliation. Pas étonnant dès lors que le plan masse de cette nouvelle « centralité » administrative fut ciselé au cordeau de l’isotropie d’une trame régulière et abstraite, célébrant ainsi les ambitions universelles de Nehru. Dans la plus pure tradition des grandes villes utopiques de la renaissance italienne, Le Corbusier joue de la géométrie pour que Chandigarh « soit une ville nouvelle, symbole de la liberté de l’Inde, désentravée des traditions du passé..., une expression de la confiance de la Nation dans le futur » (extrait du discours du 8 juillet 1958 du premier ministre Nehru). A travers Chandigarh, comme au travers de Brasilia et du Havre, le modernisme inscrit dans la monumentalité le lyrisme d’un urbanisme incantatoire. Si Stéphane Couturier choisit de parler de la ville par le biais du cadrage serré et frontal des façades de ses monuments plutôt qu’en la représentant par la profondeur des perspectives visuelles de ses espaces publics, c’est certes pour inscrire ce travail de commande dans la généalogie de sa production mais aussi et surtout parce que son protocole personnel est particulièrement approprié à l’évocation de Chandigarh. Une photo de Stéphane Couturier peut à elle seule illustrer toutes les dimensions de cette ville moderne de Le Corbusier, en être en quelque sorte le condensé. Elle en est à la fois l’évocation du tracé régulateur de l’urbanisme et de sa réalité architectonique par la géométrie, la représentation de son uniformité stéréotomique au travers de ses matières brutes de décoffrage, l’interprétation de la dimension systémique et règlementaire de l’urbanisme et de l’architecture moderne... En travaillant ses photos dans une logique de superposition numérique qui lui permet d’apposer les images des tapisseries, céramiques et fresques intérieures sur les façades extérieures des monuments de la capitale, Stéphane Couturier transgresse en outre l’étymologie même de ce mot valise de « Chandigarh » (Garh, forteresse et Chandi, déesse du pouvoir). L’intelligence de sa proposition tient dans la référence, consciente ou non, au mythe même du modernisme en général et de Le Corbusier en particulier, à savoir une libération de la spatialité par rapport à la contrainte de la structure, libération amenant à l’ouverture de l’espace et à la dilution des limites intérieur/extérieur. Ainsi, en « graphant » les murs atoniques de l’architecture de Le Corbusier par les oeuvres du peintre Le Corbusier, le photographe participe de cette volonté de transparence, de continuité et de fluidité recherchée dans la pratique moderne. La photographie comme espace de célébration d’un espace de célébration. En forçant le destin, Stéphane Couturier dessine l’imprévisible. Un peu comme si la chose imprévue qui crée la beauté était intimement constitutive de tout ce qui est construit et organisé pour lui donner vie.
Il est représenté par la Galerie Polaris, Paris. |
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