Michel Le Belhomme (Né à Rennes le 15.11.1973, réside à La Chapelle des Fougeretz)
ESPACES SANS ISSUES
Sélection du jury
La photographie est un registre d’expression paradoxal. Accessible à chacun d’une part, pratique artistique d’autre part. De fait, le monde est saturé d’images photographiques : de l’album de famille à la publicité, en passant par la presse, notre œil gavé ne connaît aucun répit, notre regard ne cesse d’être emporté par la crue des images, notre point de vue se noie —il se dilue tragiquement dans les tourbillons du visuel.
Et pourtant, des artistes ont encore l’audace de livrer à ce magma des sujets, des idées, des manières de voir et de représenter. Et soudain, quelque chose advient : une photographie émerge du chaos, elle prend corps, se gonfle d’une puissance singulière —elle s’inscrit durablement dans le visible.
Cette expérience —qui touche à la révélation— varie, je suppose, d’un individu à l’autre. Pour ma part, le travail de Michel Le Belhomme a provoqué cette rencontre fascinante. Mais comment est-ce arrivé ?
D’abord, ses images sont indéniablement mystérieuses. Pour peu que l’on s’y attarde, elles posent davantage de questions qu’elles n’apportent de réponses : que voit-on exactement ? Un lieu, d’accord. Mais est-ce un endroit réel ou bien une reconstitution, ou encore une invention en modèle réduit —quelle est son échelle ? Est-ce la capture d’un fragment du monde tel quel ou une savante mise en scène —quelle est la part d’élaboration préalable ? Et où sommes-nous, bon sang ?
Ensuite, cette lumière blanche qui résonne comme un écho blafard d’une image à l’autre. Clarté qui aide à distinguer ce qui est montré et, dans le même temps, qui contrarie la perception par une sorte d’écrasement de la profondeur de champ. Il y a là quelque chose d’étrangement aveuglant.
Enfin, le sentiment diffus qui gagne tous nos capteurs : une sensation d’enfermement. Pris au piège… c’est par où la sortie ? Justement, nous y sommes, tout est bouché ! Des espaces sans porte ni fenêtre, ou bien dont les issues sont volontairement condamnées comme cette double fenêtre transformée en tablette de chocolat noir opaque, qui résonne curieusement avec le « gaufré » de la paroi du radiateur placé juste en-dessous. Le décor montagneux au fond d’une pièce apparemment incendiée n’est qu’un trompe-l’œil bouchant la vue ; une cabane bricolée ressemble davantage à un mirador barricadé qu’à un exploit d’enfants bâtisseurs ; un « arbre-racine » crève le plancher d’une cellule aveugle mais son irruption contribue à augmenter la sensation de claustrophobie plutôt que de favoriser une tentative d’évasion —c’est en fait une invasion !
À présent que la forme fascinante nous a capturés, quelle compréhension de ces clichés pouvons-nous suggérer ?
D’abord, on glissera aisément du lieu représenté au lieu imaginaire —je veux dire que ces espaces qui pourraient en théorie nous contenir deviennent en réalité des espaces que nous contenons. Ces refuges faussement protecteurs, ces abris précarisés, ces foyers détournés de leur fonction sécurisante, ne sont autres que les cases bancales de notre esprit tourmenté —des cases mentales. Inquiétude cérébrale d’individus secoués par un conflit récurrent entre le désir d’ouverture et d’exploration du monde, et la peur d’être blessés ou détruits à son contact.
Ensuite, il y a une grande détresse dans les images de Le Belhomme. Nous arrivons sur les lieux après une catastrophe, donc un traumatisme. Ces espaces du quotidien ont été vandalisés par des forces naturelles (la racine crève le plancher) ou artificielles (l’occultation de la fenêtre) ou mixtes (le feu : incendie fortuit ou criminel ?). Où l’espoir se niche-t-il encore dans cet univers de désolation ?
La fascination pour ces photographies résulte donc tant de leur forme étrange que de leur discours ambigu. Des forces en opposition génèrent une tension dynamique traversant ces lieux faussement statiques : le vide et le plein, la perte et la profusion, l’extérieur et l’intime, le rêve et le cauchemar, l’ordre et le chaos, l’ouverture et l’incarcération, etc.
La pertinence de ce travail tient finalement à son pouvoir de suggestion —car rien n’est exprimé directement—, transcendant ainsi le particulier anecdotique pour toucher une angoisse existentielle plus universelle : personne n’est ainsi à l’abri de la houle qui fait chavirer tantôt vers la raison, tantôt vers le délire. Avis de tempête intérieure !
Eric Van Essche, directeur de l’ISELP, chargé de cours à l’ULB et professeur d’histoire de l’art à La Cambre