LIMINAIRE

La triennale « Photographie et Architecture » est organisée dans le cadre des missions culturelles que se donne la Faculté d’Architecture La Cambre / Horta de l’Université Libre de Bruxelles.

Ce cadre est important. Lorsqu’une faculté d’architecture prend l’initiative d’organiser une exposition de photographies, c’est à l’exercice du regard qu’elle invite l’ensemble de sa collectivité et des visiteurs.

En effet, la mission de pédagogue de son corps enseignant consiste prioritairement à faire émerger la conscience suivant laquelle faire de l’architecture, c’est avant tout lire et comprendre une situation spécifique avant de l’interpréter et de la transformer.

Lire, comprendre et interpréter c’est-à-dire « se représenter le monde ».

Transformer c’est-à-dire mettre en forme des propositions de mondes où se disposeront des existences, comme se plait à le dire Nicolas Hannequin. Le célèbre architecte américain Louis Kahn parle de l’architecture comme d’ « un monde dans le monde ». En ce sens, la photographie est architecture puisqu’elle constitue un espace habité, construit par le sens d’un regard informé. Ces merveilleuses disciplines ont cela en commun qu’elles ne peuvent être que des propositions généreuses de réalités singulières, qu’elles s’éprouvent plus qu’elles ne cherchent à prouver, qu’elles constituent des traces de cette fabuleuse aventure de l’esprit humain. Nous voudrions que l’une des caractéristiques de notre triennale soit essentiellement d’évoquer l’architecture au-delà de sa valeur formelle et de sa dimension esthétique afin d’investir ses épaisseurs humanisées, invisibles, codées, cartographiées, ses valeurs d’échange, non marchandes, les sens qu’elle contribue à établir à travers ses signes, dans sa réalité la plus anonyme, la plus quotidienne, la plus éloignée de son statut d’objet. Cette « sensibilité » orientera certainement nos choix.



THÉMATIQUE : L’ARCHITECTURE POUR QUELQUE CHOSE…

« …Dans les palais que j’explorai imparfaitement, l’architecture était privée d’intention. On n’y rencontrait que des couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournés vers le bas. D’autres, fixés dans le vide à une paroi monumentale, sans aboutir nulle part, s’achevaient, après deux ou trois paliers, dans la ténèbre supérieure des coupoles. (…) Je pensai à un monde sans mémoire, sans durée ; j’examinai la possibilité d’un langage qui ignorerait les substantifs, un langage de verbes impersonnels et d’épithètes indéclinables. »

Jorge Luis Borges, « L’Immortel », in L’ALEPH, éditions Gallimard, collection l’imaginaire, 1977, pages 23-27

En tentant désespérément de penser à un espace absolument et délibérément inutile, Georges Perec dut se contraindre à conclure que, dans les actes que les hommes posent et les espèces d’espaces qu’ils édifient, il est probablement impossible de chasser les fonctions, les rythmes, les habitudes, la nécessité.

Depuis toujours, à la fois dans et face à la complexité du monde et de l’univers, l’homme ne peut se résoudre à ne pas pouvoir saisir la totalité du temps et de l’espace qui l’entoure. Il pose des actes, conséquents ou non, qui sont autant de tentatives, d’hypothèses, de conjectures pour comprendre, se donner l’impression de dompter une réalité supputée, quand il ne s’agit pas de construire une réalité contingente.

Clarifier, mettre à jour, mettre au jour, rassembler, structurer. Construire des cohérences, établir des équilibres, créer des priorités. Enoncer, dénoncer, proclamer, répondre à. Créer des mondes, avec leur histoire, leur grammaire, leurs codes, leurs impérieuses nécessités.

Mortel, et par-là même inquiet, cet homme de passage s’impose l’exigence de témoigner qu’il a su, un jour, à son tour, maîtriser le réel, ce « cas particulier du possible » comme le disait Bergson. Il en va du Sens de sa présence à la vie, d’un sens qu’il est impératif de nommer pour se distinguer individuellement ou collectivement. Il en va de l’impérieuse nécessité ou illusion d’identifier ce qui le différencie de l’autre, ce qui le définit dans son rapport au monde.

Au cœur des méandres de son inconscient, au plus profond des codes et des normes des systèmes qu’il engendre pour organiser sa propre spécificité, l’homme nourrit toujours cette obsession de la présentation et de la représentation. Par le biais d’une multitude d’œuvres diverses, il importe le mouvement de sa pensée et les expressions de ses sensibilités au cœur de la matière. Cette matière se révèle matrice et forme à la fois. Il construit des lieux qui sont autant d’espaces de lecture de ses spéculations, de ses certitudes, de ses injonctions. Ils créent des substantifs pour que les verbes de son langage ne restent pas impersonnels et les épithètes indéclinables. Sujet de ses propres phrases ou de celles d’un monde où les situations et les événements se reproduisent à l’infini (comme pour contredire la linéarité du temps), l’homme pose des actes en faisant « des choses ».

Chosifier pour stabiliser, pour mettre de l’ordre, pour incarner, pour rendre visible le monde dans le monde : le sujet a ses objets !

Dans ce processus de réification, l’homme, architecte ou non, utilise notamment l’architecture. Il manipule ses codes, ses règles, ses manières, ses matières, ses ordres, ses échelles pour mobiliser des enjeux, construire des rapports, révéler des valeurs.

«  Nous avons tendance à préférer tout ce qui se présente à nous avec la force organique d’un monde, et pas seulement la pure présence d’un objet, même s’il est beau. Nous sommes reconnaissants envers celui qui est capable de mettre en place des mondes. Ce sont des assurances contre le chaos, ce sont des organisations salvatrices du réel. » (1)

De l’architecture vernaculaire à l’architecture la plus savante, du geste premier à l’élaboration la plus abstraite, de la mystification à la transgression, l’homme habite un monde dont il tatoue le corps de signes. Il questionne ses identifications et compose ses appartenances. L’architecture raconte quelque chose, quelque chose de l’homme et de ses systèmes.

L’architecture pour quelque chose.

L’imaginaire est à l’œuvre, pour réaliser un rêve anodin, répondre à une nécessité impérieuse, imposer avec violence ou grâce une force sans rémission, essayer tout simplement de se débrouiller, tant bien que mal.

De la simplicité d’une maison dogon aux prouesses structurelles d’une cathédrale gothique, l’architecture dit l’unité que forment la terre, le ciel, le divin et les mortels. En d’autres lieux et d’autres temps, elle raconte les fastes et le pouvoir des puissances politiques, économiques ou religieuses, éclairées ou tyranniques, émancipatrices ou oppressives, immanentes ou transcendantes. Elle dévoile des rêves singuliers nourris à la promesse des songes poétiques, à moins qu’elle ne propage l’illusion standardisée d’un bonheur consumériste aux postures formatées. Elle répond à l’organisation scientifique et sans faille de son utilité industrieuse et de ses rapports comptables. Elle exprime la volonté de se fondre dans un paysage ou de le dominer. Elle parle de contrôle social ou de désobéissance civique. Elle expose le bricolage chaotique d’une survie précaire, oppose le public et le privé, la fonctionnalité restrictive à l’appropriation déployée, ose la transgression ou le parasitage. Elle clame son hypertrophie et revendique ses grimaces, renseigne sur ses rapports à la folie ou à la maladie. Elle institue ses ambitions d’éternité, balbutie ou sifflote la fragilité de son caractère éphémère. L’architecture s’abandonne, parfois, dans tous les sens du terme…..

Habitat vernaculaire, centre de recherches, usine désaffectée, pavillon de banlieue, abbatiale romane, squat urbain, bunker, musée, hôpital psychiatrique, cité balnéaire, ville-atelier de Foxconn, shopping center, théâtre, potager, annexe, avenue, tour, barre, bidonville, motel, parc d’attraction, bureau de chômage, salle de bal, gare, palais du peuple, ruine….

La liste est infinie, l’inventaire utopique.

Autant de substantifs qui personnalisent le verbe et déclinent les épithètes d’un langage, l’architecture, qui documente sur la nature de la réalité ; d’un auteur, l’homme architecte, qui est à la fois juge et partie, qui «  ne serait pas seulement celui qui trouve la force de s’exprimer envers et contre tous mais celui qui, en s’exprimant, trouve la bonne distance pour dire la vérité du système auquel il s’arrache » (2) ou dont il se revendique, consciemment ou inconsciemment ; d’une discipline, l’architecture encore, qui donne des directions et situe l’homme parfois au centre du monde des signes mais souvent plus « exactement au milieu, à ce point de connexion entre des réalités, des espaces et des temps disjoints ; en passeur….de passage….. » (3)



Marc Mawet,

architecte,

chargé de cours à la faculté d’architecture de l’université libre de Bruxelles,

commissaire de la triennale « photographie et architecture »



(1) Alessandro Baricco, « NEXT », Albin Michel, 2002, imprimé à Saint-Amand-Montrond, page 60

(2) Serge Daney, cité par Pascale Cassagnau, « Chantal Akerman, une action restreinte », in L’Art Même, n°55, 2ème trimestre 2012, Chronique des arts plastiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, page 9

(3) Christoph Kihm, « Jeremy Deller, penser avec le populaire », in Art Press n°310, mars 2005, page 48