Tendance Floue

A LA DÉMESURE DE PROMÉTHÉE

Sélection du commissaire



« S’il fallait trouver un point commun entre l’aire du communisme de Mao et celle où le gouvernement chinois a lancé sa contre-révolution économique en épousant avec frasques et sans retenue le capitalisme dérèglementé, nous pourrions sans conteste mettre en avant l’inspiration prométhéenne qui conduit ces deux orientations opposées à conduire leurs politiques respectives dans les formes radicales et démesurées qui les caractérisent.

Dans chacun des deux cas (du socialisme au néo-libéralisme), l’ambition mise en avant campe dans l’émancipation de l’Homme, dans la libération des assujettissements qui l’oppressent et dans le dépassement des limites imposées par la nature, dans la foi inconditionnelle en sa force créatrice.

Dans chacun des deux cas, l’esthétique prométhéenne, « où l’expérience d’une expansion de soi a pour support des figures de fiction reconnues comme telles », s’appuie dans un rapport au moins ambigu sinon paradoxal sur un prométhéisme doctrinal « où il s’agit d’adhérer pour de bon à l’illimitation », quel que soit le prix à payer.

Dans chacun des deux cas, l’homme clame haut et fort qu’il a le pouvoir de se créer, de se donner naissance lui-même en dominant les choses et les éléments.

Dans chacun des deux cas, les quelques élus exemplaires de cette mythologie solaire s’appuient sur la masse méprisée des exclus dont il est attendu qu’elle sacrifie de manière inconditionnelle son existence négligeable à la réalisation du Grand Oeuvre.

Le prométhéisme est totalisant autant que démonstratif à l’excès, ce qui explique à la fois la démesure et la nécessité spectaculaire d’une entreprise qui bascule continuellement dans la frénésie. Révolutionnaire par essence, le prométhéisme doctrinal a besoin du secours permanent de l’esthétique prométhéenne pour valider formellement, immédiatement et de manière exhibitionniste son efficacité radicale. Il s’agit bien d’une stratégie tant opératoire que communicationnelle dont la radicalité démesurée répond à ces deux nécessités.

Avec le prométhéisme, la table rase est permise, voire convoquée, tant à travers la destruction de la société ancienne que par l’écrasement de tout ce qui fait obstacle à la construction d’un monde nouveau, ce et y compris les acquis sociaux et la sécurité d’un prolétariat endoctriné.

En Chine, le gouvernement déréglemente les salaires et les prix et ouvre sans limite les marchés pour favoriser la croissance délirante de ce qui devient l’atelier de sous-traitance des multinationales du monde entier et pour assurer les profits astronomiques de la sphère proche du politburo du parti et d’une classe émergente très minoritaire. Dans le même temps, il maintient la rigueur et les méthodes totalitaires d’un régime communiste et crée ainsi une situation dont seul le prométhéisme peut assurer idéologiquement la cohérence. Le visage des villes en est radicalement métamorphosé jusqu’à la caricature fictionnelle.

Les photographes du collectif Tendance Floue jettent un regard pluriel sur ce qui pourrait tenir de la schizophrénie. Ils le font à la manière d’un rébus, parfois avec humour, jamais avec la lecture préphilosophique d’une pensée unique au regard moralisateur. Leur travail tient de l’état des lieux.

Pour paraphraser l’écrivain Simon Njami dans son introduction au livre « Seul l’air » sur le travail de Laurence Leblanc, on pourrait affirmer qu’en acceptant les subjectivités d’un regard pluriel, le collectif Tendance Floue échappe à la prétention prométhéenne de restituer le réel.

Au spectateur de construire la narration.

Marc Mawet, commissaire de la Biennale

Le collectif Tendance Floue s’est constitué en 1991 à Montreuil en France

Sa création est née d’une volonté farouche de conserver une certaine forme d’indépendance, garante de la liberté de chacun. Explorer le monde ˆ contre-courant d’une image globalisée, regarder dans l’ombre des sujets exposés, saisir des instants ˆ part. Au-delà de leur démarche individuelle, les douze photographes se lancent, ensemble, dans des aventures photographiques d’un autre ordre, aux allures de performances. Confrontation des images, assemblages, combinaisons : du travail mis en commun

C’est dans cet élan que Tendance Floue s’est lancé, il y a trois ans, le défi de créer une revue collective, en un temps donné et volontairement court de production photographique, textuelle et graphique. En Chine en 2007, en Inde en 2008, et cette année en France, les revues Mad in sont une nouvelle tentative de regards croisés, simultanés, sur un territoire.