Nadja Groux (Née à Paris le 03.01.1970, réside à Paris)

RUE HABITEE, AU CŒUR ET HORS DE LA VILLE

Sélection du jury



Des immeubles de briques aux façades moulurées et distanciées de la rue par un large escalier : brownstones typiquement new-yorkais. W 127th street et St Nicholas Terrace, un carrefour parmi tant d’autres dans le quadrillage urbain taillé à l’équerre ? Par son travail photographique investi dans la durée, Nadja Groux révèle les particularités de ce bout de ville.

Urbanistiquement, ce lieu fait exception dans le réseau viaire. Ce n’est pas un carrefour, mais quasiment un anti carrefour. St Nicholas terrace prend naissance sur la 127ème mais, au lieu de la traverser en direction du centre-ville, vient mourir dans une dent creuse. Elle serpente sur plus d’un kilomètre entre un long espace vert et un parc immobilier administratif, qui, vers le nord, tient à distance le tissu résidentiel. Ajoutées à une situation limitrophe entre 2 districts policiers, et donc souvent « oubliée », ces conditions d’implantation font ce lieu, point focal des prises de vue, une parenthèse au sein de la ville, une sorte d’arrière-plan.

Il s’agit à la fois d’un lieu qui protège, mais aussi à revers, d’un lieu qui enferme : on n’y croise quasiment que ceux que l’on connaît. Croisées avec un profil sociologique populaire extrêmement précarisé, ces particularités spatiales résultent en des appropriations familières, voire parfois intimes des lieux : réjouissances, passions, deal et prostitution. Nadja Groux nous présente ici une œuvre entièrement dévouée à l’espace du quotidien. Elle laisse en effet parler, crier et pleurer un quotidien bloqué dans l’espace restreint d’une rue familière à la fois pesante, décomplexante, emprisonnante et protectrice.

Le travail photographique accentue de multiples façons les dimensions close et centripète du lieu. Nadja Groux a habité lontemps le lieu et y était, elle aussi, enfermée. On le sent. Le point de vue systématique, au départ duquel explose un véritable monde, parle tout d’abord de la ténacité d’un regard à l’affût des gestes commis ailleurs. Un voyeurisme bienveillant, tiraillé entre témoignage des détresses peuplant la rue et affection pour la joie qui y explose quotidiennement. Une forme d’observation clinique, comme dirait l’auteur, pas si éloignée du spectacle quotidien offert aux habitants de longue date. Plongeant dans l’intimité des intérieurs d’en face, butant contre le grillage défoncé au droit de la dent creuse, emprisonné derrière les grillages de la fenêtre et s’envolant enfin vers le ciel, où un hélicoptère vient finalement rappeler que l’abri est tout relatif, la photographe explore les profondeurs possibles de cet espace quotidien . En disséquant, par les séquences d’images à court intervalle, la profondeur des gestes, Nadja Groux rend aussi compte de l’épaisseur que le temps peut prendre dans un espace comprimé de la sorte.

Il y a plus d’un siècle, la 30th street et ses environs étaient devenus un refuge pour les afro-américains lynchés tant à la campagne qu’en ville, entre spéculation et racisme. Entre les deux guerres, ces lieux devinrent le berceau du renouveau de la culture afro américaine et de la lutte contre la ségrégation raciale mais également celui de violentes émeutes à répétition. Ne restèrent que les plus précarisés. Depuis une trentaine d’années, Harlem se gentryfie au détriment d’une bonne part de sa population historiquement immigrée et populaire. Il y a dix ans, cette tendance gagnait le cœur historique de Harlem et dans ce cadre, multiculturelle, mais faible et extrêmement précarisée, la résistance semble ici, dans un dernier bastion, avoir pris les couleurs de la survie.



Sabine Guisse, architecte, assistante-chercheuse à l’ULB