Mohamed Bourouissa

JEUX DE RÔLES

Sélection du commissaire



Lorsque l’on découvre le travail « PERIPHERIQUE »de Mohamed Bourouissa, il est de prime abords légitime de se demander si sa sélection pour la troisième édition de notre biennale sur « les espaces de célébration » ne relève pas d’une erreur de casting, tant la présence des corps, presque à saturation, intègre parfaitement la thématique de la seconde édition intitulée « corps de ville ».

Ce serait sans conteste faire fi du caractère polysémique de tout oeuvre artistique et des interférences possibles – au sens stricte de l’étymologie – entre les différents angles du regard et de l’interprétation.

Nos préoccupations d’architecte ou d’urbaniste auront inconsciemment été attirées plus spécifiquement par les lieux dans lesquels s’organisent cette chorégraphie des corps, par leurs usages et les rituels sociaux dont ils sont le théâtre.

Et l’expression « être le théâtre » ne procède pas ici de la figure de style puisqu’il s’agit bien d’évoquer à travers ces regards fixes, ces frôlements provocateurs, ces face-à-face qui se toisent, un jeu de rôle permanent, une mise en scène très orchestrée sur lesquels les sociologues de l’urbain ont déjà développé de multiples thèses.

Si la ville traditionnelle nuançait subtilement toutes sortes de catégories spatiales dont elle gérait presque naturellement les rapports, les grands ensembles de logements en ont bouleversé les équilibres en en rationalisant les statuts. Il est ici question des « espaces intermédiaires », ces espaces partagés, communs, ces zones frontières entre l’espace privé et l’espace public (halls, escaliers, couloirs, terre-pleins, parkings...) dont la faillite a pu être diagnostiquée comme le reflet d’un manque d’identification de la part de leurs habitants à une communauté artificielle conférant à ces lieux d’entre-deux une vocation essentiellement fonctionnelle dénuée d’habitus.

Ces deux dernières décennies ont vu la relative anomie de la nature « d’entre-deux » de ces espaces intermédiaires glisser petit-à-petit vers des lieux spécifiques à des pratiques détournées, voire illicites, dont le travail photographique de Mohamed Bourouissa rend compte avec une efficacité oppressante.

Ces lieux sont devenus le territoire éminemment symbolique des stratégies compensatoires de défense collective face au racisme, au chômage et au mépris, stratégies compensatoires par lesquelles des jeunes hommes veulent par l’exhibition, témoigner qu’ils détiennent toujours les attributs pourtant déniés par la société de leur virilité (la force, le courage, la témérité, le droit à la violence...) et de ce à quoi elle donne droit à savoir la domination.

Forme urbaine d’un tribalisme contemporain, les rites du virilisme pratiquent les règles de la survalorisation et du « surjeux » pour faire de ces espaces ceux d’une tension latente au bord de la déflagration permanente dont l’enjeu semble être l’appropriation monopolistique de la zone. Comme dans un jeu de société, certains protagonistes sont désignés comme les maîtres de l’espace, ceux qui « tiennent les murs ». On évalue ensuite la capacité des autres joueurs à affronter le risque, à mettre au point les tactiques leur permettant de déjouer les stratégies de domination ou de passer à travers les « stations » où les seuils de résistance à la souffrance institueront leur place dans la hiérarchie tribale. Dans ce sens, les « rodéos, guet-apens aux forces de police, casses, etc., sont moins une contestation qu’une initiation, moins une revendication qu’une sorte de pratique rituelle. » (1)

Célébration d’un rite de passage donc, au sens figuré comme au sens propre du terme, tant la présence saturée des corps et l’intensité des regards infligent « l’impossibilité, ressentie, d’y glisser le sien »(2). Célébration d’un rite de passage où devenir « un grand » se paye cash, dans le corps et dans l’esprit.

L’espace photographique de Mohamed Bourouissa EST un espace de célébration puisqu’à la manière d’un peintre, il écrit et dessine méthodiquement les mises en scène de ses « tableaux » dans des story board qui importent les codes et la réalité du reportage documentaire dans une oeuvre pourtant fictionnelle. Ce qui impressionne avant tout, au-delà de l’immersion dans laquelle le spectateur se sent happé, c’est la qualité du cadrage et de la composition de ce que son ancien professeur de l’Ecole des Arts Décoratifs de la Ville de Paris, Florence Paradeis, décrit comme une « géométrie émotionnelle ». Cette maîtrise tient à sa capacité à préfigurer le surgissement.

Marc Mawet, commissaire de la Biennale

(1) MICHEL MAFFESOLI, La part du Diable, Manchecourt, Flammarion, 2005, p.80

(2) CHRISTINE SCHAUT, Les disputes locales et leur traitement politique : vers l’invisibilisation des corps

Mohamed Bourouissa est né en 1978 à Blida en Algérie et réside à Paris en France.

Il est représenté par la Galerie « Les Filles du Calvaires », Paris, Bruxelles.