Eric Aupol (né à Charlieu le 29.01.69, réside à Paris)
Représenté par la galerie « Polaris »
VITAE NOVA
Sélection du commissaire
« A ce moment, il s’est levé à nouveau et j’ai pensé que dans cette cellule si étroite, s’il voulait remuer, il n’avait pas le choix. Il fallait s’asseoir ou se lever. »
Albert Camus, L’étranger.
Militant de la première heure, Eric Aupol travaille depuis plusieurs années sur la question de l’immigration clandestine en Europe en photographiant tant les personnes qui constituent cette communauté de l’ombre que les espaces dans lesquels elles résident ou elles travaillent.
Il commença ce projet en Andalousie, plus précisément par les serres implantées entre Alméria et Motril, en saisissant l’interpellante abstraction d’une topographie de plastique à l’étrange blancheur virginale. Interpellante en effet car les prises de vues d’Eric Aupol se jouaient alors de l’ambiguïté de ce paysage couvrant d’une fine pellicule aseptisée plusieurs milliers de Km2 d’un autre paysage, aride, naturel celui-là et cultivé. Nous aurons vite compris qu’au-delà de la fascination exercée par cette matière immaculée, c’est bien de l’espace interstitiel qu’Eric Aupol voulait témoigner, de cet espace habité par plus de 8.000 personnes extracommunautaires, parmi lesquelles plus de 75% de clandestins, y travaillant sous d’atroces chaleurs dans des conditions sociales et économiques inhumaines et immorales.
Car la photographie d’Eric Aupol est bien de l’ordre de la dénonciation, ici celle des flux migratoires et des économies dont l’illégalité est reconnue mais acceptée car nécessaire pour permettre à plus de 25% de la culture maraîchère européenne de se retrouver sur les étals de nos marchés et dans les rayons de nos centres commerciaux, tout au bonheur de nos plaisirs privilégiés.
Parler d’un esclavagisme moderne, nourri par un déséquilibre mondial de répartition des richesses.
Une dénonciation par le biais d’une photographie dont Eric Aupol revendique le caractère documentaire même si, dans le même temps, il ne renie pas la veine plasticienne indéniable dont sa culture photographique est issue. Loin de considérer la double nature de son travail comme une « contre-nature », il veut témoigner de la dimension polysémique de la photographie en la considérant à la fois comme un champ plastique d’une part et politique ou mental d’autre part. Il s’agit bien pour lui de saisir le monde et de dénoncer, par ses réalités physiques et humaines, les conditions contemporaines d’une organisation géopolitique et de stratégies socio-économiques.
Le projet exposé dans notre biennale rassemble en un seul accrochage un travail entamé depuis plus de trois ans que le photographe français définit comme une entreprise de « typologie des marges » en Europe. Nous avons voulu associer une première série de portraits de travailleurs clandestins à une seconde série montrant des fragments des lieux où la prise de vue a été faite.
« La neutralité du médium n’existe pas », clame Eric Aupol, « il s’agit de montrer, dans une vue politique, ceux et celles qui n’ont d’appartenance à une communauté que dans ses bords, ses limites. Tenter une typologie de la marge et de la clandestinité quand celles-ci deviennent signes d’une appartenance commune, pointant le doigt sur le bouleversement contemporain du rapport à la communauté, à l’autre. »
S’il fallait thématiser cet article, le titre pourrait en être « proximité, contraste et ambiguïté ». Il ferait référence tant au protocole photographique qu’à son adéquation au sujet.
LES PORTRAITS.
Un protocole, toujours identique :
Une feuille de calque mal collée sur une fenêtre, source de lumière laiteuse et intense à la fois. Fond neutralisé et pourtant incontournable. Les moyens sont de l’ordre du bricolage, de l’éphémère, du « sous la main ». Comme si le photographe endossait dans sa « manière » la pelisse des êtres dont il veut rendre compte de la précarité, de l’impermanence du statut, comme si l’urgence et la précipitation, temporalité photographiée, devenaient matière de la photographie.
De passage. D’un monde dans un autre, à la limite. La fenêtre comme analogie de cet état de passage, de transbordement, d’un espace contrôlé à un espace inconnu, un trou dans un mur, une béance, aveugle, ne laissant entrevoir que ce que l’imagination voudra bien rendre géographique.
Un plan serré et frontal sur une existence, se découpant comme une figure singulière sur un monde flou, incertain, improbable, indifférent à la présence même de cette vie pourtant bien là. Un fond violent, saturé, tant par l’intensité de sa lumière que par l’enfermement provoqué par l’absence de champ visuel et de perspective.
Le regard s’adapte, lentement. Le rapport est ambigu, la proximité interpellante. Le dialogue entre regardant et regardé s’inscrit presque dans une relation intime. Inconnus, ces hommes et ces femmes, anonymes et pourtant si familiers, si proches. De nulle part et à la fois possibles voisins.
Où sommes-nous dans ces catégories identitaires rendues si meurtrières par leur prétendue clarté ? Dans ce jeu de clair-obscur, le corps apparaît progressivement, comme par timidité ou crainte d’être surpris. Un visage, surtout, un visage inexpressif. Mettre un visage sur une communauté invisible, sur une statistique, sur les « cafards » comme les appelait dernièrement un des représentants du parti politique de la Ligue du Nord en Italie. Un regard, partagé, renvoyé aussi, faisant d’un Autre silencieux une question, réversible. La dimension du tirage (80x80) installe l’équivalence, dissout les limites dans un rapport d’échelle où photographié et visiteur ont même valeur, alors que la réalité sociale est toute autre. La prise de vue est frontale, un peu comme celle d’un photomaton, prête à être appliquée sur des papiers de régularisation.
Mais il reste des parts d’ombre, tant sur l’avenir que sur ce qu’autorise le présent. Trop de parts d’ombre.
LES ESPACES
« Voyez-vous, quand on a une espèce d’abîme en soi, qui se creuse à chaque instant…pour beaucoup, c’est un précipice. Et que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement, il regarde au plus près – vous l’avez fait, vous l’avez vu faire. C’est simple, c’est la chose la plus simple. On porte son regard à la marche immédiate ou au pilier, à la balustrade, ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. Au bord du gouffre, l’homme ne fera pas une philosophie de la chute ou du désespoir. Il regardera très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne lui aussi un précipice. Ainsi, n’importe quel objet, il suffit de vouloir le décrire, s’ouvre à son tour, devient un abîme. Mais cet abîme-là peut se refermer. C’est plus petit. On peut, par les moyens de l’art, refermer un caillou. On ne peut pas refermer le grand trou métaphysique. Mais peut-être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutiquement. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus. »
Francis Ponge, L’expérience du précipice intérieur, extrait d’une conférence faite à Bruxelles le 22 Janvier 1947
Ce rapport intime avec les portraits dénonce et évoque déjà à la fois. De la proximité humaine à la promiscuité spatiale, le pas est franchi. Lorsqu’Eric Aupol veut rendre compte des espaces d’accueil, d’hébergement ou de travail de ces migrants clandestins, il choisit deux postures.
Photographier une fois encore les fenêtres, mais voilées, entre-ouvertes, obturées par une persienne qui dérobe à la vue un paysage possible dans la seule imagination. L’ailleurs est là, à portée de main, et à la fois rendu inaccessible par l’illégalité du séjour. Un espace de vie clos, petit, où l’on peut s’imaginer que le seul moyen de se remuer tient dans le fait de s’asseoir et de se lever. L’étranger ne peut voir ou ne peut être vu. Comme le souligne Cédric Loire dans un article sur « Vitae nova », « les absences et les manques – de profondeur, d’horizon, d’occupant visible, de signes d’appropriation – caractérisent surtout ces lieux ordinaires, dont tout indique qu’ils sont davantage traversés, ou occupés de façon très provisoire, que véritablement habités ; que le corps semble ne jamais pouvoir y trouver de repos durable, qu’il n’y est que de passage, en transit. »
Et c’est donc dans la recherche de fragments, de détails, du « caillou » cher à Francis Ponge qu’Eric Aupol parle, dans le recueillement du silence, du gouffre et de la tentation du désespoir et de la chute. L’objet comme repère nomade. Vivre sur la ligne du basculement, en permanence, stabiliser son existence autour de ce que l’on peut maîtriser, quelques objets. Des objets que l’on entretient parce qu’ils sont ceux de l’employeur « respectable », que l’on empile ou que l’on entasse dans un sac plastique suspendu à un balcon, sur le seuil de la fuite permanente.
Eric Aupol se rappelle pourtant cette pulsion de vie qui anime ces hommes et ces femmes et qui leur permet de ne pas sombrer alors qu’ils ont tout abandonné. Une vie nouvelle, dans un nouvel Eldorado, où tout tient à la préciosité des instants (des fragments ?) et à la capacité de les assembler, de les régir, de les composer mentalement pour les faire siens, pour donner corps et sens à une histoire en déshérence. S’agit-il alors d’un hommage à cette pulsion de vie lorsque la qualité du cadrage, la rigueur géométrique de l’occupation de l’espace de l’image, le velouté du grain photographique, l’équilibre de la balance des contrastes ou le jeu subtil des reflets et de la lumière donnent à l’œuvre d’Eric Aupol une esthétique qui tiendrait plus de la préciosité que de la dénonciation pourtant à la source du projet ?
Entre le document et la picturalité, cette photographie restera éternellement ambigüe, voire décalée. Sauf à opposer à cela que fond et forme, éthique et esthétique ne sont pas nécessairement opposables, ce que démontre celui qui arrive à les rendre complémentaires dans un projet cohérent et authentique. Ce qui est le cas d’Eric Aupol.
Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale