Jean-Christophe Bardot (Né à Paris le 15.12.1963, réside à Fontenay le Fleury)

Fait partie du collectif “le bar Floréal”

2 AUTOMNES ET 3 ETES

Sélection du commissaire



Les images projetées sont de Jean-Christophe Bardot et Eric Facon

“Je n’ai pas de grands bons souvenirs ici, mais beaucoup de petits”. (1)

Qui aurait pu prévoir en 1958 que ce fragment de témoignages des habitants du Quartier Sémard de la plaine Saint-Denis au nord de Paris ferait d’un chapelet de petites choses l’épilogue d’une aventure urbanistique issue des cartons totalisant du modernisme triomphant. Certains pourraient y voir le pied de nez de la micro-histoire à l’histoire avec un grand H tirée au cordeau par les ténors des CIAM (2) pour une réponse universelle à l’évolution des villes et des territoires. D’autres y trouveront la preuve de la capacité des grands ensembles à faire du standard sériel l’écrin virtuel d’une multitude de tranches de vies singulières dans ce qui n’est en définitive qu’un contenant rationnel issu de la pensée abstraite pour une densité sensible et intersubjective. En surtitrant ce texte d’un extrait choisi à dessein, il nous intéressait avant tout d’évoquer toutes les échelles d’un quotidien qui, loin de s’opposer dans des jeux stériles et de toute manière obsolètes, se complètent pour tisser le texte d’une chronique d’un quartier dont les chapitres ont égrené l’existence d’habitants bien vivants.

Incroyable parcours, qui, en Europe, part dans les années 50 de la foi en un bonheur messianique suréquipé dont la voiture n’est pas le moindre des symboles. Expression toute puissante de la liberté par la mobilité, création des grands axes routiers et entre autres, de l’autoroute A1 qui part de Paris pour rejoindre le nord de la France, puis la Belgique. La plaine de Saint-Denis se voit complètement bouleversée par les travaux d’infrastructure et l’architecte/urbaniste Lurçat dessine et construit la cité Sémard dans le plus pur style des barres de logements foisonnant à l’époque. La vie s’y implante, sans doute à la manière et avec les bouleversements que décrit si bien Jean-Luc Godart dans le film “2 ou 3 choses que je sais d’elle”. Le livre “Monmousseau, deux automnes et trois étés” en trace le souvenir à travers des témoignages anonymes touchants et polyphoniques. Mais la “cité connaît un revers de fortune” dans les années 80 : certains immeubles se fissurent et exigent la démolition. La “réha” (3) est incontournable. Un nouveau complexe de logements est pensé. Les associations de quartier se fédèrent pour que l’esprit de ce dernier persiste même si la forme et les typologies changent.

L’office public chargé de l’opération urbanistique commandite le collectif de photographes du Bar Floréal pour garder la mémoire du déménagement de 150 familles dans une première vague de relogement. L’humain est mis au centre d’un dispositif de mutation décisif dont l’importance du “bouleversement de l’intime” (4) n’échappe pas aux instances administratives. “L’intensité d’un dernier regard, accoudé au balcon, avant de laisser derrière soi l’appartement, et une partie de son passé. Les premiers pas intimidés dans un logement tout juste sorti de terre. La chaleur d’un carnaval réunissant le voisinage. Les objets et les lieux racontent, eux aussi, une partie de l’histoire. Objets emballés, meubles démontés, en attente, ou pris dans le ballet étourdissant du déménagement. Dans l’appartement vide, le papier peint vieilli livre avec délicatesse l’empreinte d’une histoire familiale ; et la blancheur éclatante des murs du logement non encore investi suggère qu’un autre fragment de vie est sur le point de se tisser. Autant d’instantanés qui permettent de donner chair aux émotions trop bien enfouies dans la banalité du quotidien.” (5)

Pour la biennale “photographie et architecture” et en parfaite connivence avec le collectif du bar Floréal, nous avons choisi de faire honneur à cette mémoire de la métamorphose par une installation qui, comme par analogie, tient le centre de l’espace d’exposition. Des images en mouvement y montrent principalement l’habitant, dépositaire de sa propre existence, acteur et spectateur des grands et petits balbutiements de sa vie (est-elle autre chose qu’une tentative incessante ?) tandis que des images fixes papinées à même le mur affichent l’habité ou ce qui le sera, dans un jeu de contraste binaire où le vide tient lieu d’humanité, comme pour laisser “le regard respirer” et offrir aux humeurs vagabondes du visiteur le soin de rêver ce qui fut ou ce qui adviendra, au plus profond d’un quotidien qui nous appartient tous.

Que ceux qui les croisent soient attentifs aux regards (il s’agit bien des yeux) des hommes et des femmes du Bar Floréal : le feu d’un coeur engagé y brille d’une profondeur attendrie.



Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale



(1) Extrait des récits des habitants récoltés par l’association “Mots et Regards” présents dans le livre “Monmousseau, 2 automnes et 3 étés” (2) Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (3) Réha : terme argotique, diminutif de réhabilitation (4) & (5) : Extrait du texte introductif au livre “Monmousseau, 2 automnes et 3 étés”