Zoé Van Den Haegen (Né à Cambridge le 04.02.1977, réside à Bruxelles)
L’HOMME ASSIS AU BOUT DU COULOIR
Sélection du jury
Zoé van der Haegen recentre la question du quotidien autour du monde du travail et plus particulièrement du bureau. Le thème est précisément d’actualité. Le travail, qui est le nœud central de l’organisation de notre société depuis des siècles, de ses codes, de ses normes, de ses échelles de valeurs, de ses hiérarchies, se voit complètement reconfiguré par les dérégulations d’un système néo-libéral débridé. Le plein emploi est depuis longtemps rangé au classement vertical d’une organisation strictement taraudée par des préoccupations de rentabilité financière. La philosophie managériale devient l’état d’esprit de référence et impose ses règles de stricte gestion de l’optimalisation à l’ensemble du monde du travail, pire encore, des sphères privées de l’affectif, de la famille, des loisirs, de la sexualité etc. L’occident, pour ne parler que de ce que nous connaissons, est ainsi traversé par une lourde crise morale et psychologique induite par le culte de « l’Hyper » flexibilité, compétitivité, spécialisation, rentabilité et d’une sélection cruelle présentée comme naturelle entre les élus conformes et les inadaptés méprisés.
Il est dès lors impossible de ne pas se poser la question sur la « manière » d’évoquer le sujet des espaces du travail dès lors que les conditions dénoncées ci-avant nous amènent à revendiquer une forme d’engagement dans le regard de celui ou de celle qui s’y attarde.
Zoé van der Haegen ne fait pas dans la photographie sociale. Son projet est-il pour autant dénué de toute forme de dénonciation ? Les mots qu’elle utilise pour décrire son travail photographique et la cohérence que l’on y trouve par rapport à la qualité technique et de cadrage de ses images témoignent qu’il n’en est rien et que ce qui pourrait paraître d’une stricte contingence esthétique est au contraire d’un haut niveau de conscience des enjeux déployés par le sujet.
Citons : « L’homme assis au bout du couloir explore l’espace du bureau. A la fois lieu de vie et de représentation, le bureau est un espace ambigu. C’est un monde très codifié et extrêmement scénographié, où le réel rendu ainsi artificiel en vient parfois à se confondre avec un espace virtuel, voire « idéal » ; un espace intéressant donc dans son rapport à l’image et à l’acte photographique ».
Car il est bien question ici de représenter cette harmonie idéalisée à l’extrême d’une vie contreplaquée où l’épanouissement n’est qu’une fine couche de surface pastelle et vernie vendue sur catalogue. La maîtrise photographique semble collaborer à cette propagande d’un monde artificiel et hypnotique où, pour reprendre les mots de notre jeune photographe (mais en les inversant), l’artificiel se fait passer pour du réel. Un quotidien qui sonne creux, habité par un projet de société en déshérence où toute forme d’humanité est accessoire, à tel point qu’une photo de nourrisson se range négligemment dans un porte-bics ou que la seule opportunité d’être « reconnu » s’inscrit dans le blason contemporain d’une noblesse de marque brodée (par des enfants peut-être) sur le revers d’un pull garant de la respectabilité dans le regard de l’autre. Se raccorder au décor, faire semblant d’y croire, dans ces espaces qui font étrangement penser au Pays des Merveilles d’une Alice dont le miroir se serait néanmoins brisé. Décors paradoxaux, où le fonctionnel prend avec courtoisie des accents oniriques en glissant du bizarre à l’absurde. Un « Wonderland » où les ruptures d’échelles plantent des arbres en fac-similés dans des pots trop grands, alignent des étendards de pacotille trop petits pour laisser croire qu’ils ont la force de soutenir l’espoir d’une fillette rayonnante faisant signe au soleil artificiel qui l’éblouit. Un « Wonderland » où les nuages ressemblent à des OGM de choux-fleurs ou à de gigantesques éponges marines, où des armoires froides et bruyantes dessinent un urbanisme labyrinthique pour évoquer là encore des édifices monumentaux dont la baguette magique d’un Lewis Carroll aurait réduit la taille à celle d’un enfant curieux. Un « Wonderland » où la seule échappée vers un ailleurs se fige habillement dans un fond d’écran dont la surbrillance sature l’hypothétique fascination d’un paysage subitement incongru. L’homme assis au bout du couloir tourne les pages d’une histoire illustrée, celle qui entretient jusqu’au bout le doute anachronique par la présence de cette chevelure opulente et dorée dont les boucles généreuses (Alice ?) rappellent que les légendes peuvent être cruelles et qu’il ne suffit pas de leur tourner le dos pour leur donner le change. Celle du travail comme levier d’émancipation n’est certainement pas la moindre.
Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale