Thomas Van Den Driessche (Né à Leuven le 11.10.1979, réside à Bruxelles)

Fait partie du collectif “Out of Focus”

TATA CITY

Sélection du commissaire



“Si les individus sont dotés d’identités familiale, professionnelle, nationale et religieuse stables (c’est-à-dire s’ils ne font pas l’expérience de la dépossession de leur existence), et s’ils parviennent à unifier ces différentes identités dans une synthèse cohérente (s’ils accèdent à l’autonomie), ils se représentent également comme quelque chose de plus que le membre d’une famille, d’une profession, d’un Etat ou d’un communauté religieuse, ils se dotent d’une représentation d’eux-mêmes plus générale, celle d’hommes en général, et ils peuvent tenter de faire reconnaître leur dignité pour elle-même en se référant à leur conscience morale abstraite. (1)”

Alors que notre société post-moderne est censée s’être construite sur les fonds batismaux d’une idéologie ou d’une pensée de la “libération”, force est de constater que cette prétendue libération n’est pas parvenue à faire de l’homme contemporain un homme libre. On peut y voir la montée en puissance des effets d’une stratégie capitaliste dont l’instrument de maximalisation opérationnelle est la gestion idéalisée, fille spirituelle de la taylorisation du travail étendue à l’ensemble des sphères de notre vie. L’idéologie gestionnaire véhiculée par les discours, programmes et slogans contemporains fait de l’homme fragmenté (c’est à dire dépossédé dans le même temps d’une autonomie existentielle synthétique) une simple ressource mise au service du mythe de la rentabilité et de la qualité totale ou de l’excellence. L’homme se doit de répondre aux conditions d’une morale de la performance et d’un investissement illimité à tous les niveaux de son existence : le travail, la famille, le sport, la sexualité, la citoyenneté, poussé par les registres infernaux d’une sémantique de “la révolution managériale”. Dans un climat de compétition et de précarisation généralisé où l’ordre social reste néanmoins un modèle par le fait même culpabilisateur, “les signes d’une crise profonde se multiplient dans les organisations et plus largement dans le monde du travail : stress, hum-out, dépressions, suicides, perte de sens, précarité, pertes d’emplois, révoltes, manifestations, séquestrations, occupations ; autant de manifestations destructives qui semblent toucher l’ensemble des entreprises et des institutions, privées et publiques”, comme le décrit Vincent de Gaulejac dans son livre “Travail, les raisons de la colère”. Le capitalisme n’est ni moral ni immoral mais tout simplement amoral. La pensée néo-libérale établit une rupture impérative entre une “politique” moralement neutre et strictement gestionnaire du bien public avec des règles dictées par les lois des marchés et une “morale” régissant ce qui se cantonne à la vie privée.

Dans ce contexte peu réjouissant, le photographe belge Thomas Vanden Drissche porte un regard inspiré sur la ville indienne de Jamshedpur, plus connue sous le nom de “Tata City”. Il ne s’agit sans doute pas d’une revendication engagée comme pourrait le laisser croire cette introduction orientée. Néanmoins, ce reportage photographique touche à la sociologie politique. Il met inexorablement en lumière le lien étroit qui, pour certains, associe morale et politique dans une gestion entrepreneuriale dont les ambitions dépassent largement les strictes contingences économiques.

“Tata City”, la ville de l’aciérie “Tata Steel”, du nom de son créateur Jamsetji Tata. Créateur n’est sans doute pas excessif puisqu’au regard de beaucoup des employés de cette entreprise mais aussi des habitants de la région, Tata est considéré comme un Dieu. A l’instar des grands entrepreneurs de notre révolution industrielle du 19ème siècle (dont Henry Degorge à Hornu ou plus encore Jean-Baptiste-André Godin à Guise ne sont pas les moindres), Jamsetji Tata et ses descendants ont construit une gestion industrielle intégrant les dimensions politique et morale au coeur de la conviction que ces deux valeurs, loin d’être incompatibles, pouvaient au contraire nourrir une dynamique progressiste. Précisons : il ne s’agit pas ici d’afficher une inconditionnelle candeur et Thomas Vanden Drissche n’est pas un photographe propagandiste. Si nous en avions le temps, il serait sans conteste opportun de nuancer ce qui pourrait sans cela apparaître comme un enthousiasme niais en intégrant dans la lecture de cette “épopée” les notions de contrôle social et moral ou les limites d’une certaine forme “d’exclusivité” de ce modèle d’organisation. Il faudrait s’apesantir sur l’incontournable paternalisme affublé de ces oripaux éthiques “famille, justice et vertu”.

Ce qui apparaît néanmoins dans la philosophie “tataienne”, c’est la nécessité (au sens philosophique du terme) de faire des identités multiples qui nous constituent une seule et même individualité et de mettre les moyens engendrés par les bénéfices issus de la force de travail de la masse laborieuse de l’entreprise au profit de la construction de cette individualité et de l’émancipation qui la précède. Depuis plus de 130 ans et sous l’impulsion visionnaire spontannée de Jamsetji Tata, les ouvriers de l’entreprise ne travaillent que 8heures par jours, l’égalité salariale homme/femme est un droit acquis sans combat syndical, 66% des bénéfices engrangés sont restitués aux travailleurs à travers des structures d’enseignement obligatoire, des équipements sportifs, des espaces de détentes, des logements décents, des salaires corrects, une médecine itinérante gratuite. Ne nous trompons pas : il s’agit bien ici de gérer le quotidien. On conduit Tata, on boit Tata, on mange Tata, on s’amuse Tata. On baise Tata (autorisez cette inconduite sémantique), ce qui n’est pas la moindre des préoccupations dans un pays dont on sait que le contrôle de la natalité n’est pas un combat futil dans ce et y compris la sphère féministe. Mais il y a dans ces choix stratégiques deux présuppositions principielles : la nécessité de l’autonomie qui s’exprime par la capacité à se retrouver dans l’action du travail et l’exigence du rapport positif à soi-même et du respect dans le regard de l’autre.

C’est pour rendre témoignage de cette dimension humaniste que nous avons confirmé le choix de Thomas Vanden Drissche d’exposer des biptiques représentant d’une part les espaces quotidiens (administration, domicile, loisirs, école....) d’un urbanisme contrôlé et d’autre part les êtres humains. Certes, en posture, ces derniers répondent presque de manière caricaturale aux codes normatifs auxquels la situation photographique les dépose comme motif - il faut le concéder – mais plaçent cette condition d’humanité comme le centre d’une organisation territoriale et urbanistique structurée.

Nous le disions plus haut : Thomas Vanden Drissche n’est pas dupe. L’humain est à la fois central dans son projet et semble pourtant être dépossédé de toute expressivité, en raccord avec un décor d’épinal dont il est attendu un accord parfait. Tout contribue à cette inscription lissée : des équivalences chromatiques à la maîtrise de la lumière, le cadrage centré revendique une stabilité dans l’occupation de l’espace photographique que n’auraient pas démentie les idéologues de cette organisation sociale. Le sourire d’un vendeur de ballons ou l’immiction d’une séquence booliwoodienne prennent alors valeur de respiration dans un monde hypnotique où le bonheur passe par l’ordre et s’interdit toute extravagance.

L’unité des identités familiale, professionnelle, religieuse, affective, nationnale est un combat éprouvant pour qui revendique l’autonomie. C’est un privilège inestimable qui bat comme le coeur de ce qui devient de plus en plus une enclave urbaine au sein du chaos sordide des bidonvilles des réprouvés. Ils étaient encore 90.000 travailleurs il y a quelques années, ils ne sont plus que 45.000 aujourd’hui à habiter cette utopie dans une ville plus globale de 2.000.000 d’êtres en survie.



Marc Mawet, Chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale.



(1) EMMANUEL RENAULT, Le mépris social, Le Passant, 2001, Collection Poche de Résistance ; page 62