Ambroise Tézenas
Sélection du commissaire
revanche, les étrangers sont curieux, excités et parfois un peu tendus, car ils pensent que quelque chose peut leur arriver. Après les sports de l’extrême, le “tourisme de la désolation”, celui de ce voyeurisme itinérant qui complète si habilement l’exhibitionnisme sédentaire de la télévision et ses atrocités à répétition. » Paul Virilio
En citant Paul Virilio en guise d’introduction à son travail d’inventaire photographique, Ambroise Tézenas donne à son projet une portée philosophique, en fait un réel témoignage sociologique. S’il sillonne le monde pour photographier des lieux dont le point commun est d’avoir été le théâtre de faits déterminants de notre histoire contemporaine, ce n’est pas suite à une commande de marketing de « Lonely Planet » mais bien pour rendre compte du basculement qui est en train de s’opérer dans l’exploitation commerciale peu scrupuleuse de ce qui est déjà appelé le tourisme macabre, « the dark tourism » ou encore le tourisme de la désolation. L’état des lieux n’a pas besoin d’être exhaustif pour dénoncer la dérive morale d’un voyeurisme touristique organisé par des Tours Opérators bien conscients que le taux bénéficiaire de leur activité est intimement lié au degré d’attractivité et de surenchère sordide de leurs destinations et tout-à-fait prêts à mettre les moyens nécessaires pour accroître le rendement de leurs opérations. De Tchernobyl, le site du « Worlds most infamous nuclear accident », où il est bien précisé que le repas offert dans le prix n’est pas contaminé, à la ville fantôme de Pripyat, désertée par ses habitants au lendemain de la catastrophe, en passant par les « Killing Fields » cambodgiens, le « Katrina Tour » de la Nouvelle Orléans, la prison militaire de Karosta en Lituanie ou les derniers lieux traversés par l’assassin de JFK, le nouvel exotisme ne tient plus à la nature paradisiaque des destinations recherchées mais, à des degrés divers, à la capacité qu’ont les lieux visités à pénétrer l’intime fantasmé de la violence, de la catastrophe, de la cruauté et en définitive de la mort. Ne nous y trompons pas : la mort a toujours fait l’objet d’une commémoration et l’ampleur de cette dernière a toujours été liée à l’échelle des conditions de sa manifestation, à l’atrocité sacrificielle de son avènement ou à la célébrité des protagonistes de sa mise en oeuvre, victimes ou ordonnateurs, ou de sa survenance inéluctable. Il s’est toujours agit d’un exercice de la mémoire, propre à toute civilisation digne de ce nom, d’une éducation permanente à l’histoire, même dans ses palmes les moins avouables ou les plus convulsives, d’une historiographie publique, officielle, relativement accréditée. Les lieux dévolus au souvenir des grandes guerres du Xxème siècle en sont des témoignages avérés tout autant que les objets ou les intérieurs des grandes personnalités politiques, culturelles ou artistiques. L’homme moderne occidental, prométhéen, n’a jamais autant célébré son infinitude et refoulé l’idée même de sa propre mort. Le culte qu’il voue au progrès et au pouvoir que ce dernier lui confère sur les éléments, mais aussi l’hyperactivité et l’hyper-distraction qui lui permettent d’échapper à ses peurs la concernant sont autant de manifestations qui attestent de cette mise à distance. Et pourtant, dans un de ces paradoxes dont l’esprit postmoderne a le secret, cette mise à distance de la mort dans le réel s’accompagne d’une recherche effrénée des situations virtuelles à une confrontation directe. Cette recherche indiquerait une autre manière de se rassurer. « On recherche le risque par procuration », analyse le sociologue David Le Breton, auteur de PASSION DU RISQUE. « Le lieu est un prétexte, une scène où le danger doit être pressenti, mais pas forcément réel. Il y a une volonté de conjurer le malheur et la précarité des choses en se maintenant dans une position favorable ». Notre société du spectacle fait de la souffrance et du désastre un reality show permanent, une destination récréative. L’industrie privée d’une histoire de la désolation construite à partir de sa dimension lucrative amène à divers glissements comme par exemple le lissage des valeurs symboliques des lieux (la palissade sur laquelle Lee Harvey Oswald s’est appuyé dans le jardin de sa dernière habitation avant de rejoindre l’étage d’où il tira sur Kennedy acquiert la même valeur que le bâtiment abritant les fours crématoires des camps de concentration nazis, le parking abandonné d’un supermarché de la Nouvelle Orléans est mis sur le même pied d’égalité que les plages de Normandie) ou encore l’approche historique par le divertissement poussé au paroxysme du cynisme (un week-end VIP dans la prison de Karosta mettant au programme de ses activités une nuit dans des cellules d’isolement, un interrogatoire par un membre de la police militaire, une visite médicale en bonne et due forme, des exercices matinaux dans la cour de l’établissement pénitentiaire, le tout encadré par un personnel en uniforme d’origine et aux manières de circonstances). La mise à plat d’Ambroise Tézenas révèle avec la force de la simplicité documentaire cette géographie des nouveaux lieux de commémoration où l’homme contemporain célèbre son voyeurisme itinérant par la marchandisation de la désolation.
Il est représenté par la Galerie Philippe Chaume, Paris et la Young Gallery, Bruxelles |
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