LES ESPACES DE CELEBRATION
Biennale de « Photographie et Architecture » #3

Mars-Mai 2010
La Cambre Architecture
Place Flagey 19
1050 Bruxelles
TEL : 02/640.96.96
FAX : 02/647.46.55
GSM : 0032/479/71.01.69
E.MAIL : marc.mawet@lacambre-archi.be

LIMINAIRE

La biennale « Photographie et Architecture » est organisée dans le cadre des missions culturelles que se donne l’ISACF La Cambre. Ce cadre est important.
Lorsqu’une école d’architecture prend l’initiative d’organiser une exposition de photographies, c’est à l’exercice du regard qu’elle invite l’ensemble de sa collectivité et des visiteurs.
En effet, notre mission de pédagogues consiste prioritairement à faire émerger la conscience suivant laquelle faire de l’architecture, c’est avant tout lire et comprendre une situation spécifique avant de l’interpréter et de la transformer.
Lire, comprendre et interpréter c’est-à-dire « se représenter le monde ». _ Transformer c’est-à-dire mettre en forme des propositions de mondes où se disposeront des existences, comme se plait à le dire Nicolas Hannequin. Le célèbre architecte américain Louis Kahn parle de l’architecture comme d’ « un monde dans le monde ». En ce sens, la photographie est architecture puisqu’elle constitue un espace habité, construit par le sens d’un regard informé. Ces merveilleuses disciplines ont cela en commun qu’elles ne peuvent être que des propositions généreuses de réalités singulières, qu’elles s’éprouvent plus qu’elles ne cherchent à prouver, qu’elles constituent des traces de cette fabuleuse aventure de l’esprit humain.
Nous voudrions que l’une des caractéristiques de notre biennale soit essentiellement d’évoquer l’architecture ou l’urbanisme au-delà de leur valeur formelle et de leur dimension esthétique afin d’investir leurs épaisseurs humanisées, invisibles, codées, cartographiées, leurs valeurs d’échange, non marchandes, les sens qu’ils contribuent à établir à travers leurs signes, dans une réalité la plus éloignée de leur statut d’objet. Cette « sensibilité » orientera certainement nos choix dans une manifestation qui tend à une forme d’engagement.

THÉMATIQUE
Les espaces de célébration

A l’instar des pays du monde entier, l’unité nationale américaine convoque en général le sport professionnel à la table des représentations symboliques d’un rêve mythique. L’accessibilité des stades à toutes les couches sociales et le brassage (relatif) qui en découle est l’un des instants privilégiés qui « gomment » toutes les différences, paraît-il. Certes, personne ne s’y trompe : la mobilisation momentanée des citoyens à travers les cérémonies, les spectacles commémoratifs et autres événements sportifs est depuis longtemps instrumentalisée par des Etats qui projettent dans l’affect ce que le politique arrive de plus en plus difficilement à incarner à savoir l’unité-identité sociale abstraite. Chaque individu se voit néanmoins dans la répétition rythmée de ces incantations symboliques projeté en soi mais hors de son indifférence à l’autre dans une communauté qui abolit temporairement les différences sociales ou raciales.
Mais le vent tourne. Le Minnesota, un état du Nord plutôt progressiste pourtant, construit aujourd’hui des stades de baseball où « l’on diminue » de manière drastique « le nombre de sièges destinés à un public populaire au profit de places de luxe réservées aux riches » (1).
Ses élus passent outre le résultat d’un référendum pour financer par exemple le nouveau stade de Minneapolis avec les impôts locaux et célébrer ainsi sans vergogne une société duale assumée ouvertement. L’urbanisme et l’architecture s’associent à la décision pour incarner cette nouvelle célébration du cynisme politique dans la réalité construite. Les installations sportives s’implantent symptomatiquement dans des zones urbaines à haute surveillance policière, généralement réservées aux élites locales ou transnationales et les édifices multiplient les seuils, les limites, les frontières, les parcours discrétionnaires, les parkings privés, les services réservés tout en revisitant de manière vertigineuse les équilibres de surfaces d’affectations pour satisfaire les catégories privilégiées au détriment des couches populaires et surtout, éviter les frôlements problématiques.
Les métamorphoses spatiales accompagnent le basculement de la célébration.

Le quotidien peut-il se déployer sans les ressauts de la célébration ?

L’individu peut-il se construire, s’identifier sans les liturgies personnelles de toutes échelles et de tous ordres qui font scintiller les instants exaltés où il se représente à lui-même comme lieu habité ?

Les communautés, les nations peuvent-elles se passer de ces instants ritualisés et de ces monuments représentatifs pour révéler, représenter aux autres et se représenter à elles-mêmes ce qui constitue leur identité, leur spécificité, leur force, pour définir un espace du sacré, « en exposant une référence (…) propre à donner du sens à l’existence de chacun » (2) ?

Les « systèmes » existent-ils autrement que par leur auto-célébration permanente qui s’inscrit dans notre inconscient de manière presque subliminale ?

L’histoire de l’humanité en général et celle de l’architecture en particulier nous répondent sans faillir.

Et le début de ce XXIème siècle consacra avec une telle évidence un lieu de toutes les célébrations qu’il en devient presque trivial de l’évoquer encore. En quelques minutes en effet, les tours du World Trade Center célébrèrent consécutivement la tragédie triomphante d’un capitalisme sublimino-transcendantal, la tragédie libératrice d’un terrorisme sacrificiel et la tragédie pas trop comique d’un hyper nationalisme américain toujours pubère. Guy Debord aurait signé les yeux fermés pour une aussi magnifique promotion de son ouvrage sur « la société du spectacle ».

Il y a dans la célébration quelque chose d’une démonstration impérieuse, d’une nécessité qui s’offre en figure – comme une illumination – à chacun d’entre nous pour en instituer l’évidence et en inventer dans le même temps le sentiment.
Sa dimension est éminemment symbolique et à ce titre, la célébration filtre une dilution quotidienne de valeurs pour en offrir l’huile essentielle.

La célébration est sélective. Sa mission est de représenter. Elle est donc d’ordre esthétique.
Elle peut se vivre en solitaire mais trouve son plein épanouissement dans l’incantation collective.
Elle est ivresse, recueillement, colère, enthousiasme, mélancolie.

Il y a les lieux de célébration à la destination consacrée, ceux qui le deviennent par appropriation temporaire, voire spontanée mais qui peuvent à leur tour, par un effet de répétition ou par une volonté de commémoration, s’instituer comme tels de manière officielle, par décret.
Il y a ceux à la démonstration mesurée, presque discrète, et ceux qui déploient de gros efforts de musculation pour maximaliser leur efficacité.

Les images qui nous viennent presque par réflexe lorsque l’on évoque les espaces de célébration sont celles des lieux de cultes divers, religieux ou laïcs, édifiés ou récupérés « à la gloire de ». La recrudescence des évangélismes de tous bords nous y renvoie tout autant que la montée en puissance des fondamentalismes ou les fiertés chevaleresques des dernières puissances totalitaires. Les politiques patrimoniales qui accréditent toutes les fiertés légitimées nous offrent pléthore de sujets.

Partir de ces lieux d’évidence nous oblige néanmoins à évoquer non sans lyrisme et sous forme de questions (dont la liste se sait déjà particulièrement lacunaire) d’autres pistes de célébrations afin d’ouvrir le spectre de nos explorations :

Nos emportements exaltés ne trouvent-ils en effet un meilleur éclat que lorsqu’ils s’installent au coude à coude du zinc de notre quotidien revendiqué et trouvent échos dans l’euphorie du partage de l’espace de nos socialités enivrantes ?

Le culte d’un bonheur exotique ruminé jusqu’à macération ne germe-t-il jamais aussi bien que sous l’écran total aux douces saveurs de mojito d’un tourisme de masse à la bétonisation « all inclusive » ?

Le messianisme d’un modernisme péremptoire des années 50 ne chante-t-il avec autant de force les louanges d’un homme nouveau (dont les tables de multiplication sont définitivement étalonnées sur un 3x8 matriciel) que lorsqu’il dessine les systèmes urbains de logements linéaires, barres ou tours dans des quartiers monofonctionnels ?

La pacification de la société civile ne s’est-elle jamais aussi bien cultivée qu’au rang d’oignons des lotissements résidentiels poussant à l’engrais de la fièvre de la propriété terrienne et des paradis mimétiques ?

A moins que l’hypertrophie du Système des objets de nos sociétés de consommation n’offre comme meilleur exemple de célébration l’exhibitionnisme pornographique et surcodé des temples de la vente pensés comme des territoires d’évangélisation où s’exerce en permanence notre conversion à une consommation assurant la voie céleste d’un bonheur suréquipé ?

Ou que les colonies sauvages israéliennes ou autre mur de la honte ne décrètent à l’envi et de manière autoritaire la célébration de l’impunité vertueuse de l’axe du bien avec un cynisme presque stratégique ?

Et les centres fermés ? Et les intérieurs glacés des « réality shows » ? Et les magnificences de Las Vegas ? etc…etc…etc…Célébrations grimaçantes de notre espace contemporain

Monsieur et Madame Yu sont vendeurs de fruits secs à Pékin. Alors que toutes les habitations de leurs voisins ont été rasées après l’expulsion de ces derniers, seule leur maison trône au milieu d’une large avenue d’un quartier qui est la proie incontestée des promoteurs immobiliers. Monsieur et Madame Yu ont décidé de résister et de faire de leur résistance un symbole contre la duplicité d’une administration corrompue. Leur maison en célèbre à sa manière la détermination et l’exprime clairement lorsque ses façades se couvrent de drapeaux du parti communiste, du pays et des jeux olympiques associés à des dizaines de portraits des dirigeants chinois censés les protéger, de Mao à Hu Jintao.
Personne n’a jamais fait mystère sur la dimension politico-économique du choix porté par la communauté internationale sur la capitale chinoise pour l’organisation 2008 des jeux olympiques. Les plus grands noms de l’architecture contemporaine mondiale ont édifiés des bâtiments qui sont déjà des icônes dont la valeur esthétique et symbolique va prêter la « figure » à de nombreuses célébrations : celle du sport forcément, celle de l’ouverture du pays à une économie de marché, forcément, celle d’une démocratisation « gradualiste » de la société chinoise par une lente réforme du parti communiste, moins évidente, par défaut celle de l’oppression du Tibet, mais c’est vrai qu’il ne faut pas en parler.
Il ne fait aucun doute que ces manifestes de béton et de verre de la « non-révolution » s’inscriront au registre du patrimoine architectural plus facilement que les milliers de logements construits à la hâte pour accueillir les migrants venus de la campagne semi-clandestinement pour servir de main-d’œuvre sans droit à l’éveil du pays.

Les accréditations esthétiques pourront toujours se retrancher derrière une forme de neutralité pour célébrer les objets de toutes leurs dévotions.

(1) RICHARD A. KEISER, « Sportifs de salon », Le Monde Diplomatique, juillet 2008, p 28.
(2) et (3) CHRISTIAN RUBY, « L’Etat esthétique », Collection Quartier libre, Editions Castells Labor, Bruxelles, 2.000