Jean Revillard (Né à Genève le 22.09.1967, réside à Genève)
Représenté par la galerie “Cerami”
TRI SELECTIF
Sélection du commissaire
Mardi 22 septembre 2009, Pas de Calais, 7H30 du matin.
Des cars de CRS encerclent la zone appelée “La Jungle”. A l’arrière, les moteurs des bulldozers tournent au ralenti dans l’attente d’une action imminente. Des mégaphones communiquent sur un ton monocorde, ferme et mécaniquement répétitif, entrecoupés de larsens, les mots d’ordres que ses “habitants” doivent impérativement suivre pour que l’opération se déroule sans heurts.
Le démantellement de “La Jungle” a commencé.
“La Jungle”, c’est cette zone de bois et des bosquets qui longe la route empruntée par les poids lourds en attente d’une embarcation sur les ferries qui traversent la Manche. Depuis la fermeture en Novembre 2002 du Centre d’Accueil de Sangatte, des milliers de clandestins sans papiers y ont élu le domicile éphémère de leur errance en détresse, ultime étape avant d’essayer de franchir la porte d’un Eldorado illusoire.
"Nous avons besoin d’un abri et de protection. Nous voulons l’asile et la paix. La jungle est notre maison" proclame une banderole rédigée en pachtou derrière laquelle se pressent les quelques 300 derniers clandestins encore présents dans la zone. Aussi cruel et obscène que cela puisse paraître, ce campement de fortune est leur village, leur maison. Car la violence symbolique et physique que Jean-Luc Mélenchon (fondateur du Parti de Gauche) n’hésite pas à dénoncer dans ce qu’il qualifie comme une « opération de ratissage » se trouve déjà dans l’existence même de ces abris de fortune fixés par le photographe suisse Jean Revillard.
Des migrants Irakiens, Afghans, Soudanais, Kurdes, Somaliens, Erythréens, Iraniens, pour plus de la moitié mineurs, construisent dans l’urgence cet urbanisme de cabanes dans l’éphémère d’une aube que les réseaux mafieux capitalisent par le biais de passeurs messianiques, ces écorcheurs aux cous desquels pendent les routes d’un crépuscule assuré, pour paraphraser Aimé Césaire.
Jean Revillard évoque ces vies laminées en photographiant l’espace d’un quotidien en lambeau, à l’image de ces « foyers » éphémères où l’horreur a élu domicile. Il choisit d’évoquer des existences en effaçant toute présence humaine de ses prises de vues. Ce choix délibéré, nourri de pudeur, l’autorise à emprunter les lampes torches des traqueurs qui, la nuit tombée, éblouissent ce qu’ils chassent pour mieux surprendre « la vie-mort ou la mort-vie »(1). Les tanières sont de déchets, de rebus, d’objets encombrants, de matériaux de récupération, à l’image de ce qu’un occident péremptoire fait de ces êtres survivants.
« Tri sélectif » : l’étendard écologique de la plus haute conscience citoyenne acquise aux yeux d’un occident dont l’exercice cathartique a peine à tempérer l’inconscience de ces choix égoïstes.
« Tri sélectif » : l’addition de ces petits gestes individuels si salutaires pour le bien collectif et l’avenir de ces petites têtes à qui la nature et la géopolitique ont bien voulu donner la chance d’être blondes.
« Tri sélectif » : cette apologie de la simplicité opératoire dont le seul moteur est l’acquisition d’une responsabilité gratifiante, avec ses codes couleurs et ses guides de bonne pratique dont le respect de la lettre assure l’honorabilité de l’esprit citoyen.
Mais aussi
« Tri sélectif » : celui d’un occident qui construit ses frontières physiques et symboliques pour préserver un bonheur suréquipé construit sur l’exclusion d’une majorité de l’humanité,
celui qui écrit au sang des indésirables inutiles l’histoire des zones d’influences impératives au contrôle des ressources indispensables à l’équilibre précaire d’une avidité fondatrice,
celui qui fait de son territoire une forteresse aux remparts scellés au mortier d’un humanisme ségrégationniste où les valeurs tiennent seulement pour ceux dont la chance est d’être nés en ces murs.
Le tri sélectif moralisateur d’un monde utilitariste qui décrète avec une froide assurance que la misère peut être hors-la-loi et assure l’illégalité de ceux qui ont l’outrecuidance d’oser prétendre participer à la fête de l’ignominie. Le tri sélectif nourrit des discours incantatoires gonflés à la musculation d’un populisme grossier, inversant à dessein la lecture des conditions de précarisation pour en rendre les victimes coupables de leur sort mais aussi responsables d’une insécurité sociale dont ces « catégories rebus » (2) deviennent l’incarnation expiatoire.
Les cabanes photographiées par Jean Revillard sont des lambeaux incandescents qui lui permettent d’affirmer : « je me suis emparé des reflets de la nuit pour dire la nullité de certains regards »(3) ou que « la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas étouffée » (4), à l’éclairage de cette étincelle d’espoir qui fait d’assemblages improbables la trame d’un projet suicidaire. Car, à bien y réfléchir, et à force d’analogie, il est à se demander si ces cabanes ne sont pas des lanternes, des sources intenses où s’abreuvent aux berges de l’accablement de vie épuisées.
La souffrance n’a pas d’échelle, pas plus que la déshérence, sauf à regarder de plus prêt la chaussure, la casserole ou le tabouret qui permet alors d’appréhender combien l’exiguïté devient l’unique mesure de ces existences entassées dans le quotidien sordide de l’exil.
« A cause des mines antipersonnelles, mon frère n’a même pas pu emmener son fils jusque chez le médecin. Ils se sont risqués sur la route mais ils l’ont payé de leur vie, tous les deux. » (5)
Les photographies de Jean Revillard sortent du silence coupable de toutes les déraisons qui calfeutrent notre bonne conscience dans l’alzheimer mortel de notre assurance-vie.
Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale.
(1) AIME CESAIRE, Moi, Laminaire…, 2006, Lonrai, Points, Série Poésie
(2) LOÏC WACQUAND, Punir les pauvres, le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, 2004, Marseille, Agone.
(3) & (4) JACQUES BOURLET, Lambeaux, 1996, Lens, Adikia
(5) Afghanistan : la guerre au quotidien, in MSF MAGAZINE, N° 121, juin, juillet, août 2011, page 6