Patrick Tourneboeuf

L’ENVERS DU DECOR OU LE THEÂTRE DES IMAGES

Sélection du jury



Patrick Tourneboeuf photographie les hommes à travers ce qu’ils laissent derrière eux : les espaces qu’ils investissent, les lieux qu’ils occupent, les endroits qu’ils façonnent, etc. Si toute figure humaine en est volontairement écartée, le vide des images ne cesse en réalité d’y révéler la présence de l’humain. Depuis quelques années, le photographe poursuit une recherche photographique sur plusieurs monuments historiques et culturels français : Château de Versailles, Grand Palais et Petit Palais de Paris, Théâtre du Châtelet. Cette série intitulée « Monumental » s’attache à représenter des espaces non visibles du grand public —qu’ils soient difficiles d’accès en raison de travaux, ou tout simplement inaccessibles comme les réserves, les coulisses, l’envers des décors. Ici encore, on est frappé par l’absence de toute figure humaine : ce sont effectivement les traces de l’intervention humaine qui sont documentées : la mémoire des lieux laissée par de multiples détails incrustés dans les murs, telles des cicatrices.

La démarche de Tourneboeuf est résolument plastique, systématique : les prises de vue se font à la chambre technique, les données esthétiques se mettent au service d’une vision sociologique des lieux. Cette manière particulière de rendre compte, in situ, d’une présence par l’absence aboutit ainsi à une vision photographique particulière de l’espace : le silence et le vide deviennent troublants, comme s’ils permettaient de découvrir en ces murs le vacarme d’ambitieuses interventions de l’homme —le bruit passé transpirant encore des parois silencieuses. Il s’agit en somme d’une manière particulière de représenter, et l’on ne sera pas étonné de remarquer que les architectures photographiées sont autant d’espaces de présentation et de représentation ! Nous sommes dans un contexte culturel particulier, celui de la monstration : des objets d’art d’abord (musée), des acteurs ensuite (théâtre) et du premier d’entre eux enfin, le roi baroque (château).

Une réflexion s’engage sur les rapports ambigus entre le réel et sa représentation : encore un lien avec la fonction des lieux photographiés qui tous participent d’une mise en scène —scénographique, muséographique, protocolaire ! Cette méditation spatiale s’inscrit également dans un rapport singulier au temps : c’est qu’il existe paradoxalement une véritable épaisseur intemporelle dans ces images ne figurant pourtant que des états transitoires, des moments de transformation n’ayant pas vocation à rester dans les mémoires, comme le silence entre deux notes de musique, ou la page qui se tourne entre deux épisodes d’un récit. Il s’agit clairement d’une étude des zones interstitielles des espaces de célébration, le photographe abordant ici le thème par la faille, le sujet par la marge.

Mais au lieu de démystifier le lieu sacré de la représentation, du spectacle, la photographie renforce encore la dimension mystérieuse de ces lieux où s’opère une forme de magie : une authentique transsubstantiation de l’œuvre en réalité quand, du profane du décor au sacré de la scène, une complicité s’engage par le biais de l’image. Nous assistons en fait à une autre forme de spectacle, avant même que la représentation n’advienne. Et cet effet spectaculaire résulte manifestement de l’acte photographique lui-même qui, sous prétexte de rendre compte du réel, contribue pourtant à sa mise en scène.

Eric Van Essche, directeur de l’ISELP et professeur d’histoire de l’art à La Cambre

Patrick Tourneboeuf est né en 1966 à Paris et réside à Fontenay-sous-Bois en France