Mara Mazzanti (Née à Rome le 18.07.1973, réside à Paris.)

Fait partie du collectif : « Le Bar Floréal »

HÔTEL DES POUPEES

Sélection du commissaire



It has been written that all of us will change like words In the future tense as well as in the past tense In plural as well as in loneliness We are into the perfect tense

And are learning how blood turns into blindness When the heart shines into it…

Antjie Krog, « Marital song 1 » (2006)

38 chambres, 3 toilettes, 1 douche ; 35 euros de loyer pour la nuit ; 30 euros la fellation, 50 euros la pénétration, 30 euros de plus sans protection.

Rendre compte, Rendre des comptes, Les régler une fois pour toutes avec le bonheur, cette « belle ordure, cette peau de vache » à qui il faudrait apprendre à vivre. Lui apprendre à vivre pour qu’il comprenne combien il est difficile de survivre lorsque l’on n’est jamais dans le temps parfait où brille un cœur étincelant.

Grammaire du temps et de la personne.

Comment habiter le présent et son quotidien dans une identité d’apatride où l’exil est géographique, affectif, biologique, corporel, sexuel, existentiel, administratif ? Comment habiter le présent pour dire l’inexprimable dans un quotidien de violence symbolique, verbale et physique, de discrimination à tous les étages d’une société normative où la transsexualité est une des catégories des maladies mentales pour le monde si éclairé de la science psychiatrique ?

« J’avais 17 ans lorsque j’ai annoncé à ma mère que je sentais au plus profond de moi que j’étais une femme »

La chevelure est dense et d’un noir jais. Le teint est hâlé. La poitrine est généreuse. Les yeux sont fatigués et infinis. Les mains, délicates et soignées, s’expriment avec grâce et élégance. La voix est rauque. L’accent sud américain. Le français approximatif. Lorena a 50 ans. Elle a quitté l’Equateur le 26 septembre 2000. Destination Paris, la ville lumière, la ville de l’argent facilement gagné. Washington a 17 ans. Il rentre à l’université et l’annonce faite à sa mère, il commence à prendre des hormones, pour les cheveux et le visage. Il quitte l’université, ouvre un salon de coiffure, tapisse ses rêves des posters de Roberta Close, le superbe mannequin transsexuel brésilien.

Comment se survivre quand tout se trouve dans l’inexprimable, pour soi et pour les autres ? En quittant son corps pour le transfigurer ? En transfigurant son corps pour fuir une identité si étrangère au genre ?

Le silicone redonne formes aux tessons d’une identité fragile, meurtrière. Il galbe les insoutenables tensions intimes que les regards incessants du miroir et humiliants des autres confirment avec violence à chaque instant.

L’Espagne. Passage obligé : la poitrine y est moins chère.

Washington/Lorena, Lorena/Washington, mort/vie, vie/mort. Il a été écrit que nous changeons tous comme les mots mais seulement lorsque le cœur brille dans un temps parfait. Quel est ce temps lorsque le présent s’écorche au passé si imparfait et implore le radieux d’un futur inaccessible ? Entre nostalgie et désespoir, lorsque l’image d’un mythe hollywoodien n’est plus que l’ombre d’un possible ?

L’hôtel des poupées.

« Paris, à quelques pas de Pigalle, quartier historique de la prostitution, un hôtel meublé héberge une soixantaine de transsexuelles d’origine latino-américaine. Une sorte de havre de paix pour ces « maricones » ou « homos » comme elles s’appellent entre-elles. Mais aussi un ghetto dans lequel la société les oblige à vivre car pour elles, vivre à Paris est un luxe. Pour pouvoir bénéficier d’un logement décent, il faut des garants, des fiches de paye, trois mois de caution, trois mois anticipés de loyer et bien sûr un bailleur qui ne se soucie pas de l’identité sexuelle de ses locataires. Faute de tous ces éléments, les transsexuelles qui travaillent au bois de Boulogne comme prostituées sont reléguées dans des hôtels miteux. »

Y alternent la fête, le repos, la solidarité, la mélancolie, la défonce par la drogue et l’alcool, les séances de maquillage qui s’imposent comme un rituel interminable d’accession à la condition féminine. Malgré son extrême désuétude, l’hôtel est le refuge par excellence pour échapper un instant à l’agression extérieure ou à la solitude intérieure. « Chefo », qui se prostitue la nuit à cause de son physique ingrat, y fait la cuisine le jour pour la communauté, une manière d’arrondir ses fins de mois et de soulager de ces tâches domestiques les « 7/19 » - les filles qui font le tapin la journée. Les filles y dressent des autels pour « El Divino Niño », « La Hubanda » ou encore « La Pompa Chira » à qui elles déposent des offrandes (pain, eau, argent, fruits, cigarettes) pour que ces divinités hétéroclites les protègent ou leur assurent la prospérité matérielle.

Son séjour interdit par le patron de l’hôtel, Mara Mazzanti s’est introduite « clandestinement » dans ce lieu de l’intime pour témoigner avec une intensité complice, empreinte de retenue et d’humanité, des conditions d’asservissement de ces femmes qui ne se sentiront jamais chez elles, ni sur terre, ni dans leur corps. Par une photographie de la proximité, avec pudeur, tendresse et respect, elle confirme la conviction de la poétesse sud africaine Antjie Krog en démontrant que la détresse qui dépossède le présent du cœur qui aurait dû l’habiter ne permettra jamais l’avènement d’un temps parfait, ni dans la multitude, ni dans la solitude.

La beauté s’éloigne du modèle lorsqu’elle se perd dans un regard en déshérence et qu’une main délicate filtre le souffle d’un profond désespoir, La beauté passe les années sans prendre une ride lorsque postiche, elle s’accroche au mur pour se moquer du temps et du calendrier, La beauté se cherche dans le vide du précaire, La beauté se perd dans l’accumulation, La beauté se confond dans le multiple reflet des figures virtuelles, La beauté s’illumine enfin dans le rire partagé, feu de joie d’une fille de peine qui prend dans la fête une année de plus dans les lattes.

On ne joue plus aux poupées lorsque le bonheur n’est pas du même bord. Mara Mazzanti dépose le regard d’une femme avec une infinie tendresse au milieu des mots d’un inexprimable qu’elle voudrait conjuguer avec le temps parfait.

Oui, Lorena, tu l’auras ton bus scolaire en équateur pour conduire les enfants à l’école lorsque ton corps affranchi quittera cette cuirasse de guerrière sylvestre. Et tu te retrouveras alors peut-être dans l’aveu truculent de Momo, le môme perdu du roman de Romain Gary, transgressant les mots de la grammaire du temps pour décrire son amie, travestie au Bois de Boulogne, cet ex-champion de boxe au Sénégal : « Je n’ai jamais vu un Sénégalais qui aurait fait une meilleure mère de famille que Madame Lola »

Merci Mara, Merci Lorena. C’était un samedi, le 17 septembre 2011, 10H45, avenue de Flandre à Paris : une émouvante rencontre.



Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale.