Laurence Vray (Née à Mons le 17.08.1973, réside à Saint Ghislain)
LA GLACE PASSE
Sélection du commissaire
« Tenez les enfants, voici des toupies qui viennent de l’Inde pour chacun d’entre vous ! »
« C’est loin l’Inde ? Est-ce plus loin qu’Hautrage (1) ? »
« Bien sûr, c’est très loin… ! »
« Au-dessus de Bruxelles ? Mais alors, c’est le bout du monde ! »
Luc Herbint, 53 ans.
Plus de trente ans qu’il est dans le métier : « marchand de crèmes ».
« Luc », « Duc », « Lucky Luc », « Luc la main froide », il n’aurait pas démérité si d’aventure, Paul Auster avait été borain et l’avait troqué contre Auggie, le tenancier du débit de tabac de la « Brooklyn Cigar Company ».
53 ans, plus de trente ans qu’il circule, 7 jours sur 7, dans les méandres d’un territoire à l’urbanisme aussi métissé que sa population. Un personnage, connu de tous, au regard intense et pétillant.
Un nomade, Luc, pas seulement parce qu’il est vendeur itinérant, non, mais parce que sa tête a décidé sous l’impulsion de son cœur que le seul état recevable pour l’esprit d’un être généreux était l’ébullition, chauffée au bec de ses pérégrinations, mentales et déambulatoires.
Marchand de glaces, de mi-mars à mi-octobre. Saisonnier.
Peintre expressionniste, hermite en Inde ou au Tibet lorsque l’hiver reprend les clés de sa camionnette, jamais il n’oublie de ramener les petits cadeaux de ces contrées inconnues qu’il offre en aventurier aux enfants du borinage qui accourent dès que retentit la musique des « Jeux interdits ».
Savoureux. Savoureux comme les vers ésotériques plaqués sur la façade de sa maison, d’un poète inconnu, de ses amis :
« Des mots, qui, comme de rares épices,
Proviennent de pays lointains
Mais dont le goût est un lent supplice
Dont on ignore la fin » (2)
Des mots, des saveurs, des parfums, tout invite au voyage.
La boîte à biscuits « Le Vésuve », le « Cornet scandinave » ou la « Dame brésilienne » traversent la rue de Varsovie ou du Levant, provoquent le café « El Belluno », pas loin de la rue du Progrès, ce mythe qu’un marxisme oublié avait serré dans des poings gauches tendus vers ce ciel argenté à la lumière si puissante du borinage.
Un marchand de crèmes, c’est d’abord un territoire. Chacun le sien.
La tournée de « Luc », « Duc », « Lucky Luc », « Luc la main froide », c’est Hautrage-centre et Hautrage-état, c’est St-Ghislain, Hainin, Hornu et Boussu mais là seulement quelques rues, pour ne pas marcher sur les plates bandes des collègues.
Un territoire, des typologies socio-économiques hétérogènes, un urbanisme hétéroclite, du rural à l’urbain rhizomique, du pavillonnaire à la maison de rangée, du plus cossu au plus précaire.
Le vendeur de glaces se fait tout à coup anthropologue : « t’as les manous, les borains, les picards ». « C’est quoi les manous ? » « J’sais pas mais c’est pas des borains ! ». On peut se permettre l’approximation quand la géographie est affective et se décline en mille parfums : vanille, chocolat, pistache, fraise, moka, speculoos, stracciatella, noix de coco, cuberdon, violette, melon, banane, citron, ferrero rocher…..
« T’as d’jà goûté Ferrero Rocher ? Tiens, tu m’en diras des nouvelles ! »
Un territoire, une région, condamnés aux clichés victimaires.
Nomade, itinérant. Comme un conseil donné à ces jeunes figés dans le destin d’une terre sans horizon.
« Circule, petit, circule, parce que sinon, tu resteras petit même quand tu seras grand, petit, tu sais, on s’est tellement affirmé en disant non, infirmé dans la négation (…) C’est pas la rue en elle-même, c’est pas juste la cité HLM, c’est la vision qu’on a de nous à travers elle, c’est la perception qu’on a de nous-mêmes au travers d’elle. Circule, petit, circule….. » (3)
Le borinage, le taux de chômage et de minimexés le plus élevé de Wallonie, un taux de pauvreté de plus de 30%, la zone….
Alors on bouge, on bouge souvent, on déménage parce qu’on ne sait plus payer, mais pas trop loin, jamais en dehors de la zone, pour ne pas s’éloigner de la famille, de ce qu’on connaît, des réseaux. Bruxelles, c’est le bout du monde, alors…Alors on se débrouille avec une économie souterraine, on s’arrange, pas de fatalisme ou de morosité.
« J’te mets deux boules cuberdon ? C’est pour Nono ? Comme d’habitude ! »
Oser révéler la part de merveilleux d’un territoire stigmatisé, c’est ce que Laurence Vray a sans conteste voulu exprimer dans un projet dont l’humanisme tout en retenue porte en broche une délicate poésie.
En se postant dans la camionnette de Luc (ne fallait-il pas y penser), la glace devient le prétexte à un reportage sur l’urbain trop humain, des visages lumineux, certes, parfois perdus, aussi.
Laurence Vray cueille les sourires émerveillés, étonnés ou gourmands à la rosée de sa tendre disposition à susurrer l’intime. Des sourires, des grimaces, des poses mais aussi des paysages, des jardins, des portes et des maisons où le seuil est une assise pour un salon public. Pas de hall dans les maisons de rangée, du séjour à l’espace public, en direct, sans césure, sans filtre : le prolétaire nourrit un rapport à l’autre qui lui est propre, aux usages simplifiés, plus spontanés.
En ce sens et sans le vouloir, à la manière d’un sociologue, la photographe illustre subtilement « la dimension cachée », l’ouvrage de Edward T. Hall, le spécialiste américain de la proxémie. Elle évoque la dimension subjective propre à chaque individu suivant les règles socio-culturelles qui lui sont propres.
Xavier Canonne, directeur du Musée de la Photographie de Charleroi, inscrit le travail de Laurence dans la tradition des photographes humanistes comme Robert Doisneau ou Willy Ronis.
Laurence Vray a cet avantage sur ses illustres prédécesseurs : elle connaît la truculence de la région et la chaleur humaine qui se dégage de ses habitants pour y avoir posé son foyer. La rigueur du protocole de pose l’entraîne dans une photographie de la proximité où le photographe qui appuie sur le déclencheur rit de concert avec le sujet photographié d’espiègleries à qui la crème ne donne pas d’âge.
« Dis !, C’est qui la fille à côté de toi sur l’autre siège ? Comment est-ce qu’elle a fait pour rentrer dans ta camionnette ? »
Marc Mawet, chargé de cours à l’ULB, commissaire de la biennale
(1) Hautrage, commune du borinage
(2) Poême de Francis Flamand
(3) Extrait de la chanson d’Abd Al Malik : « Circule, Petit, Circule »