LIMINAIRE
La triennale « Photographie et Architecture » est organisée dans le cadre des missions culturelles que se donne la Faculté d’Architecture La Cambre / Horta de l’Université Libre de Bruxelles.
Ce cadre est important. Lorsqu’une faculté d’architecture prend l’initiative d’organiser une exposition de photographies, c’est à l’exercice du regard qu’elle invite l’ensemble de sa collectivité et des visiteurs.
En effet, la mission de pédagogue de son corps enseignant consiste prioritairement à faire émerger la conscience suivant laquelle faire de l’architecture, c’est avant tout lire et comprendre une situation spécifique avant de l’interpréter et de la transformer.
Lire, comprendre et interpréter, c’est-à-dire « se représenter le monde ».
Transformer, c’est-à-dire mettre en forme des propositions de mondes où se disposeront des existences, comme se plait à le dire Nicolas Hannequin. Le célèbre architecte américain Louis Kahn parle de l’architecture comme d’ « un monde dans le monde ». En ce sens, la photographie est architecture puisqu’elle constitue un espace habité, construit par le sens d’un regard informé. Ces merveilleuses disciplines ont cela en commun qu’elles ne peuvent être que des propositions généreuses de réalités singulières, qu’elles s’éprouvent plus qu’elles ne cherchent à prouver, qu’elles constituent des traces de cette fabuleuse aventure de l’esprit humain.
Nous voudrions que l’une des caractéristiques de notre triennale soit essentiellement d’évoquer l’architecture au-delà de sa valeur formelle et de sa dimension esthétique afin d’investir ses épaisseurs humanisées, invisibles, codées, cartographiées, ses valeurs d’échange, non marchandes, les sens qu’elle contribue à établir à travers ses signes, dans sa réalité la plus anonyme, la plus quotidienne, la plus éloignée de son statut d’objet. Cette « sensibilité » orientera certainement nos choix.
THÉMATIQUE
Atuona, archipel des Marquises, mai 1903.
Paul Gauguin vit ses derniers jours dans la « Maison du Jouir ».
Il se remémore le jeu qu’il pratiquait, enfant, dans la ville de Lima. « Le Paradis – un peu plus loin… » : dans une cour d’école catholique, un cercle d’enfants changent inlassablement de position autour d’un camarade « en punition », occupant le centre les yeux bandés.
L’enfant « puni », allant au hasard de ses inclinations chercher une réponse rassurante et libératrice auprès de ses amis du cercle, pose de manière répétitive la même question : « C’est ici le Paradis ? ». Et toujours, la même réponse lui revient, répétée comme un mantra inversé et culpabilisant : « Non, l’ami, pas ici. Allez demander un peu plus loin. » (1)
Ce visionnaire avait fuit la vielle Europe pour un voyage initiatique « d’aculturation » afin de retrouver la spontanéité, la force et la fraîcheur d’un regard artistique nouveau.
Au crépuscule de sa vie, se retrouvant presque aveugle, cet Icare moderne doit se rendre à l’évidence : sa quête frénétique d’absolu l’a finalement passionnément plongé dans l’enfer alors qu’il n’avait eu de cesse de proclamer la possibilité d’un paradis sur terre.
Si l’on s’écarte de la figure tutélaire de ce peintre libertaire qui en incarnait les trois dimensions, « L’un peu plus loin » auquel il est fait référence dans cette fausse badinerie enfantine ne précise pas s’il s’inscrit dans le temps, dans l’espace ou encore dans notre capacité d’autonomisation existentielle (ce que l’on pourrait appeler de manière nietzschéenne le « par-delà »).
Et c’est précisément en cela, précisons par ces trois paradigmes, que le sujet restera toujours d’actualité. Car la question du paradis intrinsèquement liée à celle de l’enfer renvoie inévitablement à ce qui les constitue et les institue, au fait de savoir comment on y adhère ou comment on tente de s’y soustraire dans un monde de plus en plus complexe. Trouver sa voie, trouver sa place, s’inscrire, se trouver mais aussi et surtout échapper à, s’échapper, s’évader, fuir, s’enfuir, rejoindre, atteindre, en trouvant sa voie, sa place….
Les chemins sont multiples pour évoluer dans un système de civilisation où le contrôle collectif et la coercition n’ont jamais été aussi insidieusement actifs alors que dans le même temps, les discours officiels de tous ordres prônent et clament les libertés et émancipations individuelles.
Dit autrement, alors qu’héritière du Siècle des Lumières, la société moderne occidentale devrait contribuer à l’émancipation de l’individu pour être en cohérence avec les valeurs dont elle se revendique, elle se révèle être une mécanique monstrueusement sophistiquée de surveillance organisée, d’anéantissement individuel et collectif, et par-là même productrice de codes, de règles, de normes explicites ou impensées, arsenal approprié à cette machine … infernale.
Gilles Deleuze aurait probablement pu se la représenter comme un « diagramme, une machine abstraite (…), une machine presque muette et aveugle, bien que ce soit elle qui fasse voir et qui fasse parler. » (2) Ce diagramme serait alors « l’exposition des rapports de force qui construisent le pouvoir » (3), pouvoir systémique dont le seul enjeu a toujours été d’instruire et de maintenir les conditions d’équilibre consubstantielles à son plein exercice au sein même d’un rapport de force inégalitaire.
A cet effet, le pouvoir moderne, capitaliste ou ultra-libéral, contrôle le temps. Il le contrôle en le tuant. Nous vivons en effet dans un temps mort(4), celui d’un présent exacerbé et insouciant, coupé de toute compréhension ou mise en perspective historique, déconnecté du passé et désengagé vis-à-vis du futur. Un temps où l’individu, au lieu de construire son advenir, consomme l’instant avec jouissance.
Simultanément, le même pouvoir moderne, capitaliste ou financier, contraint l’espace. Il le fait en le globalisant. Nous vivons un monde lissé jusqu’à l’indifférenciation, tirant avantage de la contamination par le générique, le normalisé et le standardisé. Un espace où l’universel ne tient plus dans l’idéal d’harmonisation égalitaire des différences mais dans l’uniformité, où l’individu assimile ce qui rassemble à ce qui se ressemble.
Enfin, le pouvoir moderne, financier ou ultra-libéral, concentre ses efforts sur la dissolution de la molarité existentielle. Il crée les conditions de l’inconscience, de la docilité, de la cécité, de l’aliénation de l’individu contemporain par un mécanisme de décervelage doux ou d’asservissement dur. L’individu s’y atomise et s’y infantilise jusqu’à l’ultime degré de son interchangeabilité.
Le pouvoir moderne attend de l’individu contemporain, sans prise sur le temps, sur l’espace et sur son propre potentiel existentiel, qu’il adhère à un métarécit prédigéré et qu’il le fasse inconsciemment, voire mieux, de manière collaborative.
Ce métarécit est ainsi présenté comme un modèle, comme un mode d’emploi du bonheur, comme une injonction impérative dont le pouvoir, qu’il soit souverain ou de normalisation (5), se doit d’être le garant et le protecteur. Il en surveille méticuleusement le respect, gratifie ceux qui lui manifestent une fidélité indéfectible mais aussi et surtout réprime tout acte de dérogation, de transgression ou de subversion.
De la gratification à la répression, le métarécit consumériste offre et classifie des paradis et des enfers, avec ses élus et ses exclus, à l’intérieur de ses frontières comme à l’extérieur. Mais aussi et surtout, c’est ce qui nous occupe, avec ses espaces, ses lieux, ses territoires.
Ces enfers et ces paradis de notre monde matérialiste s’incarnent, bien évidemment, ici et maintenant. Parfois, dans notre univers où le pathos prend le pas sur l’éthos, on les « kiff » ou on les « Nicque », selon.
S’y opposeraient un peu trop naturellement les prisons, les asiles, les camps de réfugiés, les centres fermés ou les banlieues d’une part, les collèges privés, les écoles publiques, les centres de détente et de bien-être, les salles de fitness, les centres commerciaux et les supermarchés, les villes muséifiées, les zones touristiques et les parcs d’attractions, les gated communities, les sexshops ou les boîtes de nuit, les temples maçonniques ou les églises évangélistes, les entreprises ou autres lieux de travail etc…..d’autre part.
A moins que notre sens critique ne puisse mettre à nu les « stratégies d’argumentation fallacieuses du pouvoir ou du système » (6) mais aussi de leurs détracteurs et rendre ainsi plus contestables ou moins claires les limites et les catégories du répertoire. Sans oublier évidemment l’infinie créativité de l’espace de subversion que se réservent ceux qui ne peuvent se contraindre à « l’orthopédie morale » et canonique d’un monde dont l’horizon serait prétendument « de prospérité généralisée, de paix, d’abondance et de sécurité pour tous » (7) et qui trouvent des livrets alternatifs à la pensée unique.
Une manière en quelque sorte de rendre grâce à celui qui, enfant, tournait éperdument au cœur d’un cercle pour se rendre compte, adulte, qu’il suffisait de lever le bandeau pour clarifier et décentrer la forme imparfaite d’un monde ouvert.
Marc Mawet
Commissaire de la Triennale « Photographie et Architecture »
Professeur ordinaire à la faculté d’architecture de l’Université libre de Bruxelles
Architecte
(1) Lire à ce propos le livre magnifique de MARIO VARGAS LLOSA, El Paraiso en la otra esquina, Gallimard, Folio, 2003 pour la traduction française.
(2) GILLES DELEUZE, « Un nouveau cartographe », dans Foucault, Paris, 1986, page 42
(3) Ibid page 44
(4) Selon MICHEL ONFRAY, La construction d’un contre-temps, conférence sur France Culture, 30 juillet 2016
(5) Pour reprendre la classification de Michel Foucault, énoncée dans CINTHYA FLEURY, Les irremplaçables, Gallimard, 2015, page 128
(6) Ibid page 139
(7) ALAIN ACCARDO, Le petit-bourgeois gentilhomme ou la moyennisation de la société, Editions Labor / Editions Espace de Libertés, 2003, page 12