UNE VILLE, DEUX EMANCIPATIONS, CINQ TABLEAUX

MARC MAWET (BE) Sur une lecture transversale des cinq missions photographiques sur Charleroi contractée par le Musée de la Photographie de Charleroi (BE)

« (…) parc’ qu’on supporte pas "pas faire corps" avec le reste,

avec le reste on s’sent "être", on s’sent plus fier.

C’est pas la rue en elle-même, c’est pas juste la cité HLM. 

C’est la perception qu’on a d’nous à travers elle,

c’est la perception qu’on a d’nous-même au travers d’elle. (…) » (1)

Six éditions, six collaborations : le musée de la photographie de Charleroi est un ami fidèle de la triennale « Photographie et Architecture » de l’ULB.

Ce lien s’est exprimé de diverses manières : tantôt un conservateur abyssal procédait à un travail d’extraction au cœur conjoint d’une collection et de ses propres obsessions, tantôt un commissaire errant chinait au hasard des ouvertures des boîtes d’archivage aux douces effluves de secrets intimes, tantôt enfin des étudiants explorateurs d’une école de photographie se prêtaient au jeu de rôle du commissaire d’un instant pédagogique.

Toujours, des pièces sont sorties de Mont-sur-Marchienne pour rejoindre Flagey et introduire chaque exposition thématisée.

La sixième édition de la triennale ne contreviendra pas à la tradition.

Cette fois, elle valorise une politique de mission photographique menée depuis près de dix ans par le musée carolo sur sa ville.

C’est une première : la manifestation présente conjointement des images des cinq projets pour en faire une lecture transversale.

Cette tentative ne vise pas l’épuisement de la question de ces missions. Elle n’en est pas le lieu et n’en n’a pas l’ambition. Des Italiens, des Turcs, des Polonais, des Espagnols, des mines, des laminoirs, des usines de montage, des câbleries…..

Le thème qui rassemble en un titre l’enfer et le paradis était probablement une occasion toute trouvée d’aborder la question de la représentation d’une ville et d’un territoire complexe, en déshérence industrielle et en déficit d’image.

Entre l’exhalaison des origines et le parfum des promesses, c’est dans cet entre-deux de la mutation économique, urbanistique et sociale que s’installe une volonté de laisser trace, d’enregistrer un moment en suspension. Et probablement de prendre des distances par rapport à la valeur cultuelle qui vouerait l’image à la stricte contemplation, comme notamment les photographies pictorialistes d’un Léonard Misonne si cher aux habitants de Charleroi.

Il y a en effet dans une mission photographique une volonté déterminée d’une empreinte politique (2) qui dépasse largement le cadre de la stricte préoccupation esthétique.

Jean-Marc Besse résume assez bien la nature du territoire convié au travers de ces relevés photographiques divers : « L’espace psycho-géographique, l’espace de la géographie vécue que nous essayons de caractériser serait un espace marqué non seulement par la variation des valeurs affectives qui la composent, par la diversité des accents psychiques qui s’y distribuent mais également par la différentiation des zones d’intensité expérimentales (si l’on peut dire) qui s’y juxtaposent. » (3)

En confiant ces missions à cinq photographes différents et étrangers (4), aux écritures, parcours et méthodes divers et singulier, il s’est bien agi de mettre en avant le potentiel polysémique d’un territoire et de déplacer le curseur interprétatif entre la morosité qui plombe, l’indifférence qui néglige et l’enthousiasme qui projette. Sans fiche technique ni feuille de route, chaque photographe a été invité à tendre aux Carolos un miroir du « paysage qui leur ressemble et les rassemble » (5).

Cette démarche pédagogique d’un musée est importante. Les réceptions contrastées du public vis-à-vis des cinq approches et des images qui lui ont été offertes témoignent en effet d’une attente toujours latente : celle d’une esthétisation du réel qui renverrait à quelque chose d’intemporel et d’universel à travers une valeur ajoutée artistique empreinte de sublimation.

Stephan Vanfleteren fait probablement exception en étant fort proche d’un réalisme poétique dramatisé. Mais le choix des quatre autres photographes invite des approches moins emphatiques qui affirment à des degrés divers que la chose a encore autant de valeur que sa représentation et que la photographie ne doit pas nécessairement surjouer le réel pour exiger l’interprétation, envoyer vers le rêve, inviter la fiction. Si certains photographes missionnés ont jugé utile de s’immerger dans le territoire humain qu’ils exploraient, d’aller au-delà du « miroir sans tain » qu’est souvent l’objectif de leur appareil, c’est probablement pour mettre en crise la posture de l’analyste objectif et distant et tester l’étanchéité des frontières qui séparent le photographe de son sujet, allant jusqu’à disparaître au cœur de leur intrusion afin de rendre avec loyauté les atmosphères dont ils devaient porter témoignage.

Chaque mission révèle à sa manière des sujets transversaux propres à de nombreuses régions en déclin industriel. L’étalement pionnier d’un urbanisme industriel opportuniste, le territoire arachnéen comme constellation polycentrique, la déshérence, la disparition d’un récit commun, la mort d’une communauté de travail, l’enfermement, les communes, les quartiers et les rues enchevêtrées (si seulement rues alors enchevêtrées).

J’ai tenté de résumer les approches spécifiques des cinq photographes en attribuant à chacun d’eux un personnage. Après avoir lu, après avoir conversé, après avoir regardé. Je remercie chaleureusement toute l’équipe du musée pour sa disponibilité.



PLOSSU LE DETECTIVE traverse la ville avec nervosité et procède au relevé d’indices dont la qualité lui importe moins que l’accumulation. Il assume les défauts de prises de vue, les cadrages approximatifs, le flou lié à la vitesse. Les architectes verront dans son angle d’attaque l’influence de la Beat Génération et plus spécifiquement l’expérience menée par les architectes américains Venturi et Scott Brown à partir de la ville de Las Vegas dans les années 70. Cette pratique de la ville correspond totalement à la situation de Charleroi, notamment lorsque Plossu photographie celle-ci à partir d’une voiture en mouvement, associant ainsi ontologiquement le ring au strip américain comme dépassement de l’espace urbain traditionnel ou encore lorsqu’il fige les enseignes lumineuses commerciales, enseignes qui deviennent ainsi l’architecture de la ville, un peu comme si les édifices ne faisaient plus lieu mais aussi comme si cette prise de vue pouvait s’être faite n’importe où.



DAVE ANDERSON LE COLLECTIONNEUR catégorise préalablement à la prise de vue les habitants et les associations puis fait l’inventaire photographique de situations d’immersion en favorisant l’échange avec les autochtones. Il répertorie ainsi des « emplacements », à savoir « la mise en place de relations de voisinage entre des éléments mobiles (les corps) et des lieux (les décors) » (6), épinglant l’humain et un ensemble de petits bonheurs pour s’émanciper du désenchantement : un vélo bleu, des cheveux colorés, un enfant ours, un bouquet de ballons,un rire, un bambi somnolant, une gille enceinte, une jupiler bien fraîche, un raton laveur (non, ça c’est Prévert), un mégot à casquette, le plus grand champion mondial turc de billard de la rue d’à côté, déjà six enfants et encore si jeune, gaffe à ma pelle…. Un format, une lumière, des couleurs, la présence de la profondeur de champ permettent aux gens de se localiser en une prise de vue, de se reconnaître aisément tout en ayant d’eux une représentation forte, délicate et bienveillante. Une photographie proche et experte à la fois, sans en avoir l’air.



JENS OLOF LASTHEIN LE REALISATEUR nous immerge dans ses photographies qui sont un peu comme des arrêts sur image d’un travelling de Jean-Luc Godard . A ceci près que nous sommes en charge de faire la voix off du générique filmique. L’histoire qui se déroule devant nous est ouverte même si le titre en semble écrit et raisonne d’un écho surréaliste : « Jaunes sont le bus, les palmiers et la chemise du parrain », « Jupe pas assez courte pour voiture trop blanche »…. Le spectateur est pris sur le vif, comme ces saynètes du quotidien qui nous appellent à réagir à chaud, à donner des noms, des nationalités, des rôles à ces personnages qui « éclairent un paysage montré sans fard »(7). Cartier Bresson n’aurait pas désavoué les dérives situationnistes de ce photographe suédois partant à l’aventure à pied, en bus, instinctivement, sachant qu’il appartient à la lenteur curieuse d’aller chercher l’instant décisif.



CLAIRE CHEVRIER LA GEOMETRE « refuse de convoquer l’empathie ou l’émerveillement et la fictionnalisation du réel »(8). Ces images n’apprennent rien de ce que l’on sait déjà. Une femme qui s’intéresse à la dimension économique d’une situation territoriale et en relève les traces et les limites, les seuils et les frontières. Une forme de cadastre qui tente de désarmer un niveau de complexité, de clarifier l’inextricable. Planification des prises de vue pour une mise à plat d’une situation, au propre comme au figuré : perspectives fermées, absence de profondeur, écrasement des ciels, unités chromatiques, lumière diffuse…. Une photographie comme une cartographie, vide. La carte et le territoire ? L’humain par son absence, parce que l’absence exige le questionnement et l’effort du sens critique. Car comme « chez Atget, les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l’histoire » de ce déclin industriel. « Pour les saisir, le spectateur devine qu’il lui faut chercher un chemin d’accès. » (9) Si pour beaucoup, la neutralité photographique rime trop souvent avec la neutralisation de l’image, c’est probablement parce qu’ils recherchent en elle ou en eux un événement qui ne se produira pas sans leur engagement personnel.



STEPHAN VANFLETEREN L’ENLUMINEUR voit les terrils comme des dunes un peu pointues et nous annonce que « s’il est clair que le gris est noir, Charleroi sera blanche un jour ! » Le « flamin » aime le grain, celui velouté de la douce chaleur de son regard humaniste comme celui volontairement rugueux des matières de ses photographies calleuses. Le flamoutch sait maîtriser les contrastes. C’est sa marque de fabrique photographique, son niveau d’excellence, la magie qui lui permet de rendre tout incandescent à tel point que l’on se demande si les sujets photographiés ne sont pas eux-mêmes les sources de la lumière qui surgit.

Cloaque, ruines, vomissaient, choquants, décrépitude, misère, abîmée, détruisent, malade, fatiguée, usée, calcinée, blessée, humiliée, laide, miséreux, puantes, miettes, junkies, frustration, extinction, gémissent, pauvreté, cicatrice….Le gris est noir.

Coup de foudre, contemplée, fiers, refuge, tambours, saisissante, chaleureux, promise, beau, ensemble, fête, joie, magnifique, émouvant, redresser, amour, triomphe, paradis, avant-garde, trône, paix, mésange, joliment, vive… Le noir est blanc.

Les mots du texte poignant qu’il a écrit au terme de sa mission résument par leur opposition le conflit intérieur qui mine le territoire de contrastes de Charleroi.

Ils permettent aussi de boucler la boucle de ce texte et de revenir au thème des paradis infernaux ou des enfers paradisiaques.

Non, la photographie ne « substitue » pas toujours « à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » comme aurait pu le dire André Bazin. Parce qu’elle participe à une double émancipation, celle du regard vis-à-vis de l’image et celle qui, dans le même temps, transforme celle ou celui qui la reçoit.

Le Carolo fait-il corps avec le décor, avec le reste ? Le supporte-il ? Se sent-il être ? Se sent-il plus fier ? Ce n’est probablement pas la rue en elle-même, ou juste la cité qui le déterminent mais la perception qu’il a de lui à travers elles (si c’est la cité au singulier, si c’est la rue et la cité ok).

Missions sur une mutation. Mission de mutation.

BERNARD PLOSSU

Bernard Plossu est né à DàLat, au Sud du Viêt Namen 1945. Il vit à La Ciotat et travaille un peu partout dans le monde.

Il est représenté par la galerie Le Réverbère.

Bernard Plossu est un photographe de renommée internationale ; il a à son actif de nombreuses expositions dans des lieux prestigieux et diverses monographies importantes. Il est en outre représenté dans les principaux musées et centres de photographie du monde entier. Influencé par le cinéma français, par la Nouvelle Vague en particulier, son style se caractérise par une photographie mouvante, mobile, sorte de visions furtives qui suggèrent une ville plutôt qu’elles ne la racontent. Même s’il a, depuis quelques années, fixé son domicile dans la ville portuaire et populaire de La Ciotat, non loin de Marseille, il demeure un voyageur, rassemblant en blanc et noir les villes qu’il semble traverser à vive allure.

DAVE ANDERSON

Dave Anderson est né dans l’East Lansing dans le Michigan en 1970. Il vit à Little Rock dans l’Arkansas.

Dave Anderson a toujours photographié mais c’est vers l’âge de trente ans qu’il se consacre sérieusement au médium. Après une brève formation à l’International Center for Photography, il renonce à une brillante carrière dans les médias et la politique pour devenir photographe. Rapidement, son travail gagne une reconnaissance internationale. En 2005, « Rough Beauty » remporte le concours national du Santa Fe Center for Photography. Décrit par le magazine allemand fotoMAGAZIN comme « l’un des talents prometteurs de la scène photographique américaine », Dave Anderson est présent dans plusieurs collections publiques et privées, notamment au Musée des Beaux-Arts de Houston, au Ogden Museum of Southern Art, au Worcester Art Museum et à la George Eastman House. Anderson a travaillé pour les magazines Esquire, Stern et ESPN.

CLAIRE CHEVRIER

Claire Chevrier est née à Pau en France en 1963. Elle vit et travaille à Paris et Mayet.

Elle a été pensionnaire de la Villa Médicis à Rome en 2007-2008. Elle a réalisé plusieurs expositions personnelles importantes : en 2005, au Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, avec ses travaux issus de plusieurs années de voyages de recherche sur différentes mégapoles (Bombay, Rio, Lagos, Le Caire…). Dernièrement, elle a présenté plusieurs expositions monographiques : au Centre de la photographie Île-de-France, à Pontault-Combault et dans « la Salle Blanche » du Musée des Beaux-Arts de Nantes en 2009 ; l’exposition « Connivence 1 » au Musée de l’Image à Épinal en 2011, et « Il fait jour » au Centre Régional de la Photographie de Douchy-les-Mines en 2012, ainsi que l’exposition « Camminando » à la Villa Médicis à Rome. Claire Chevrier a également participé à plusieurs expositions collectives depuis 2005.

Elle enseigne par ailleurs à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles depuis 2012.

JENS OLOF LASTHEIN

Jens Olof Lasthein est né en 1964 en Suède, il est élevé au Danemark. Depuis l’obtention de son diplôme à la Nordic Photoschool de Stockholm en 1992, il vit et travaille à Stockholm.

Jens Olof Lasthein travaille sur ses propres projets mais également pour de commandes de magazines en tant que photographe freelance. Il a été exposé une cinquantaine de fois à travers le monde et a publié quatre livres : Moments in Between (2000) à propos des guerres du Balkan dans les années 90 ; White Sea Black Sea (2008) au sujet du pays frontalier entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est ; Home among Black Hills (2014) avec des photographies de Charleroi ; et finalement, Mean while across the Mountain (2017) avec des images du Caucase. Il donne également des ateliers de photographie chez lui et à l’étranger.

STEPHAN VANFLETEREN

Stephan Vanfleteren est né à Courtrai en 1969. Il vit à Furnes et travaille partout dans le monde.

Il est représenté par Atelier Stephan Vanfleteren, Panos Pictures Londres, Kahmann Gallery Amsterdam.

Stephan Vanfleteren a étudié la photographie à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles (1988-1992). De 1993 à 2009, il a travaillé en tant que photographe free-lance pour le compte du journal De Morgen, tout en continuant à s’investir pleinement dans ses propres projets. Spécialiste des portraits en noir et blanc, il est également connu pour les reportages au long cours qu’il effectue en Belgique et à l’étranger. Actuellement, il travaille essentiellement pour des projets personnels et des projets pour des musées. Il publie ses portraits dans les journaux, comme Le Monde (FR), De Standaard (B), De Volkskrant (NL) ... et des magazines étrangers. Cofondateur des Éditions Kannibaal/Hannibal, Stephan Vanfleteren y occupe le poste de directeur artistique. Depuis 2010, il est également professeur invité de l’Académie des Beaux-Arts de la ville de Gand (KASK).

MARC MAWET

Marc Mawet est né à Mons en 1966. Il vit à Mons et travaille à Bruxelles.

Il est architecte diplômé de l’ISACF La Cambre (1988) où il enseigne de 1993 à 2000 en tant que coordinateur de l’atelier de seconde année de candidature. Il est depuis 2000 professeur à Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles. Il est par ailleurs architecte indépendant et scénographe. Il codirige l’Atelier d’Architecture Matador depuis 1994, agence active dans la défense d’une architecture contemporaine d’auteur et primée à diverses reprises pour ses démarches et réalisations. Il coordonna une mission photographique sur les projets architecturaux et urbanistiques de la ville de Mons dans le cadre de son statut de Capitale européenne de la Culture en 2015.

Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.


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(1) ABD AL MALIK, Circule petit, circule, Extrait de la chanson, 2008

(2) La politique telle que définie par Alain Badiou comme « le processus de transformation réelle des lois du monde, que ces lois soient celles de l’économie, de la société ou de l’Etat »

(3) JEAN-MARC BESSE, Le Goût du monde – exercices du paysage, Arles, Actes sud / ENSP 2009 p. 223-224

(4) Oui, même la Flandre fait parfois figure d’étranger !

(5) XAVIER CANONNE, Introduction du catalogue de l’exposition de Jens Olof Lasthein,

(6) DAMIEN SAUSSET, Entre Territoire et Travail in CHEVRIER CLAIRE, Il fait jour, Editions Loco, Milan, 2012, p11

(7) CHRISTELLE ROUSSEAU, conservatrice du Musée de la Photographie, au cours de l’interview du 25 janvier 2017

(8) DAMIEN SAUSSET, Entre Territoire et Travail in CHEVRIER CLAIRE, Il fait jour, Editions Loco, Milan, 2012, p.9

(9) WALTER BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique