Pratiques de l’espace urbain Analyse, présentation, représentation, exercice et stimulation. Sabine Guisse
C’est donc avec mon propre regard de chercheuse intéressée par les pratiques de l’espace public que j’ai été invitée, dans le cadre de Corps de Ville, à me prononcer sur la sélection, mais aussi sur le contenu des œuvres photographiques. J’avais bien soupçonné que cette collaboration pourrait être enrichissante mais le décryptage des production m’a permis de mesurer la véritable complémentarité de cette démarche artistique par rapport à notre démarche « scientifique ». Au carrefour des sensibilités anthropologique, architecturale et photographique.
Sur un mode moins systématique, moins académique que celui de la recherche, l’entrée en jeu du créateur permet en effet de révéler, voir d’éveiller certaines dimensions parfois plus sensibles, sous-jacentes, particulières ou encore inédites de l’usage. Dans le contexte de Corps de ville, la photographie introduit une personnalité usagère intermédiaire dans la relation entre individu et espace urbain : le photographe, qui aborde les usages urbains sur un mode éventuellement documentaire, mais systématiquement propositionnel. Le cadre dans lequel il travaille et la technique dont il dispose lui permettent d’explorer, au sein de la réalité urbaine, certaines facettes non ordinaires de l’usage. Dans ce corps-à-corps « triangulaire » (entre espace urbain, photographe et d’éventuels autres individus) traduit par les oeuvres, nous distinguons, dans le chapitre suivant, les postures respectives que ces trois actants adoptent, au cours de l’instant photographique, dans l’usage de la ville. Cela permet notamment d’identifier l’attitude d’un photographe « perpétreur », et éventuellement témoin, d’usages urbains. Indiscutablement usager de la ville, pour le moins durant les prises de vue, chaque photographe engage plus ou moins son propre corps dans l’usage de l’espace. Plus généralement, toute production photographique, quelle qu’elle soit, propose de partager un regard, celui de son créateur, dont l’objet dépend précisément de l’instant choisi pour le déclenchement, de la distance focale ou encore du cadrage. Ce regard, se saisissant de la technique photographique, spécifie aussi la couleur des scènes, la netteté des plans ou encore le degré de définition et le grain de l’image. Ces morceaux choisis sont ensuite éventuellement édités, sous forme d’une série et d’un accrochage qui les ordonnance, les accouple. Par ses opérations, le photographe présente le corps d’une ville qu’il donne à regarder à travers le prisme de sa propre sensibilité qui atténue, rend ou intensifie diverses dimensions visibles de ce réel. Il emmène le regard du « spectateur » dans des versions plus ou moins inédites de la réalité. Nous dirons donc que, de manière générale, le photographe touche à la ville par l’intermédiaire de l’interprétation photographique qu’il donne de certains de ses lieux. Corps à corps
En plus de leur regard, certains photographes ont choisi d’engager en outre d’autres propriétés corporelles dans leur œuvre en indiquant —à l’aide d’angles de prise de vue particuliers ou de flous— mouvements, directions et vitesses. Le regard, particulièrement expressif, s’incarne véritablement dans l’oeuvre de photographes qui, outre de toucher à la ville, se mettent à toucher la ville. Dans ses séries sur le mur, Anne-Marie Filaire engage son propre corps en se rapprochant et en s’éloignant du mur, en tournant sur elle-même, mouvements évoquant la tension entre liberté et bornage des mouvements butant contre une frontière bientôt omniprésente. Elle met en évidence l’étalement effréné de la figure d’interaction de la Limite et la disparition progressive des Franchissements qui lui sont liés, développement trop univoque caractérisant un corps architectural qui contraint les usages et, peu à peu, empêche la ville. Sur un mode moins discursif, Serge Botty nous invite à regarder la ville comme lui, particularisant sa vision par des mouvements de tête et une alternance de flou et d’extrême netteté, semblant rythmer tour à tour plissement et écarquillement oculaires. Extrêmement personnifiées, ces prises de vue n’en restent pas moins particulièrement ouvertes à l’interprétation du « spectateur ». Le flou laisse voguer l’imagination tandis que les scènes « trop » nettes la stimulent par l’évocation via leur texture glacée, surréelle et les relations elliptiques qu’elles entretiennent en rapprochant et articulant des signes appartenant aux deux champs opposés que sont l’inerte et le vivant. Et puis, à nouveau, le photographe tient son corps en retrait, privilégiant un regard « documentaire » sur les tiers usagers de la ville qui, cette fois, intègrent le cadre. Tel témoignage permet de mettre en évidence l’attitude corporelle des usagers observés qui, à leur tour, touchent la ville. On peut alors distinguer plusieurs degrés d’engagement corporel de l’usager vis-à-vis de l’espace urbain. Citons tout d’abord l’usage purement fonctionnel, au cours duquel les corps des individus se laissent porter par le corps spatial qui guide leurs mouvements et de ce fait, harmonise les conduites. Ce type de relation est mis en évidence dans la série présentée par Tadzio, montrant un support architectural dominant tandis que la subjectivité usagère est mise de côté. Au premier abord, on pourrait penser qu’il n’y a pas d’interaction, que l’espace et l’individu « glissent » l’un par rapport à l’autre. Et pourtant, ce rapport entre l’homme passant et l’espace « lisse » (lieu glissant et continu, fonctionnel pour la mobilité, doux à la marche et lisse pour les yeux) est l’une des facettes possibles, mais aussi nécessaire, du rapport entre individu et espace urbain. La possibilité d’exercer un usage efficace (par exemple : une mobilité optimisée) doit être assurée par la ville, et nous rattachons d’ailleurs la mobilisation des propriété fonctionnelles d’un espace à une figure d’interaction spécifique : l’Equipement. L’optimisation pourra de ce fait répondre à des exigences d’efficacité, mais aussi de confort (illustrées au mieux par le tapis roulant), permettant alors à l’usager de superposer un autre usage à son déplacement : réfléchir, téléphoner, lire, discuter, ou encore contempler l’environnement, autant d’usages « supplémentaires » traduits par les divers mouvements de tête enregistrés. Par ailleurs, cette possibilité qu’a l’usager de se « fondre » dans des cadres spatiaux peut aussi lui octroyer une forme d’anonymat, ressource usagère typiquement urbaine également. Quoiqu’il en soit, rappelons ici que le concept de capacitation spatiale est extrêmement intégrateur et qu’à partir du moment où ce type d’espace permet de vivre la ville contemporaine sur des modes spécifiques, il ne doit être ni négligé, ni condamné. Pour leur part, Serge Botty, Patrick Van Roy et Brigitte Bauer présentent un degré d’engagement corporel de la part de l’usager traduisant des situations intermédiaires et ouvrant, au sein du fonctionnel, de franches parenthèses. Brigitte Bauer nous montre par exemple que, si le privé peut constituer un refuge par rapport au public, la relation inverse peut également se produire lorsque l’anonymat offert par la ville (son animation, ses bancs publics) permet à des couples de se rencontrer hors d’un cadre familial particulièrement pesant. Dans le texte accompagnant ses images de lieux d’attente, Patrick Van Roy nous parle d’un temps voué à l’utile, d’usagers dont le cerveau est en veille. Pour notre part, au-delà l’aspect scénographique (soutenu par un traitement franchement pictural du sujet) pouvant nourrir l’usage du photographe, nous voyons dans ces formats carrés des personnages exploitant une situation de transit pour également se recentrer sur eux-mêmes. Comme évoqué plus haut, ces Goulets que sont les lieux d’attente ouvrent dans le fonctionnel un espace temporel particulier. Par rapport au glissement absolu (formats longitudinaux et situations forcément mobiles de Tadzio), on ressent ici de véritables inscriptions des corps dans l’espace : par leur positionnement, les individus se mettent en retrait ou s’exposent, s’appuient ou font les cent pas, exploitant les rares masques et cadres tolérés actuellement par l’architecture de ce genre d’espaces. Serge Botty, enfin, introduit ponctuellement des personnages dont l’attitude (regard, mouvement du corps), particulièrement suggestive, semble vouloir nous entraîner au delà du cadre strictement fonctionnel dans lequel ces derniers se trouvent à l’instant du cliché. Les instants d’engagement corporel plus fort, dans lesquels l’usager touche à la ville, sont quant à eux relativement rares et donc difficiles à capturer. Les seules relations usagères réellement subjectives de la part d’un usager autre que le photographe nous sont rendues par deux prises de vue de Franck Juery. Dans celles-ci, la mise en scène permet d’introduire un engagement fort du corps individuel qui s’approprie la matière spatiale au point de la détourner de son usage prévu (regarder un mur, parcourir le trottoir sur les mains). Le quatrième schéma d’engagement corporel réunit les engagements du photographe et des autres usagers. Dans ce cas, le photographe intensifie la perception en positionnant son propre corps non plus en retrait, mais plutôt en écho ou en réponse à l’usage qu’il observe. Franck Juery, notamment, insiste sur le lieu et le mouvement des situations en dirigeant son regard dans des angles de prise de vue appuyés (frontalité parfaite ou fortes plongées et contreplongées) qui ouvrent pour le spectateur une possibilité de se rapprocher, de se pencher sur les usages ou traces d’usage explorés. Jean-Christophe Béchet insiste quant à lui sur des passages, des trajectoires, des déambulations et des attentes, mais, par rapport à Tadzio ou encore Patrick Van Roy, il s’inscrit davantage dans la scène. Là, photographe et usager semblent partager un seul et même usage, ils attendent ensemble, se croisent ou se suivent. Peut-être en réponse à ces relations entremêlées, le photographe éprouve d’ailleurs le besoin de se détacher de son sujet, notamment en travaillant sur une série extrêmement internationale (Orlando, Tokyo, New York, Helsinki, Paris, Berlin, ...) qui, comme il le dit lui-même, lui offrent dépaysement et anonymat. Dans la même veine, on peut citer le travail d’Aurélie Husson, dont la vision trouble et les angles de prise de vue traduisent l’éveil des sens face à l’animation d’un lieu dans lequel le photographe se faufile. Avec ses prises de vue type « caméra subjective », Aurélie Husson apparaît, au sein de cette exposition, comme l’artiste la plus infiltrée dans son sujet. Elle met en évidence la multiplicité des usages pouvant être faits à partir d’un élément spatial a priori fonctionnel, le viaduc, et témoigne de ce fait des pratiques de détournement d’objets et d’espaces exercées abondamment dans des villes concentrant extrêmes pauvreté et richesse, telles que Rio. Comparé au mur d’Anne-Marie Filaire, ce viaduc nous montre aussi qu’un type d’objet spatial (linéaire dans ce cas) peut dans certains cas constituer un obstacle, repousser tout usage et s’avérer décapacitant, ou, dans d’autres, constituer un attracteur capacitant diverses activités. Ici, le viaduc ménage un espace interstitiel qui détermine, au creux de l’espace urbain, une zone en ruban dans laquelle l’espace public peut être véritablement habité, rendu disponible par des usagers qui y activent les figures de la Dégradation et de l’Indétermination. Leur activité entraîne l’activation de multiples figures supplémentaires, telles que l’Aimant (viaduc près duquel les gens se retrouvent), le Signe (lieu auquel ils s’identifient), le Grand et la Transformabilité (une surface libre dans laquelle ils peuvent s’installer, agencer des objets et placer des petits commerces ambulants). Enfin, identifions les photographes qui évoquent l’usage de tiers en collectionnant les traces, plus ou moins profondes et pérennes, que ces derniers laissent dans la ville. Citons tout d’abord les stades communistes d’Annemie Augustijns, dont le traitement photographique frontal et symétrique s’accorde à l’effet monumental et grandiloquent recherché par un gouvernement imprimant sa puissance, mais aussi son discours, dans l’architecture de la ville, par l’intermédiaire de l’expressivité architecturale. Sur les photographies, cette dernière est mise en concurrence avec l’insignifiance liée à l’absence complète d’usage de ces lieux due à la chute du Régime, impression de désert amplifiée par le nombre de places prévues dans le stades. Ce travail, tout en démontrant la désuétude de ces lieux symboliques abandonnés, restaure partiellement, par leur enregistrement et leur exposition, la figure du Signe à laquelle ils restent intimement associés. La troisième image, celle des poteaux de signalisation, fait référence aux éléments dont le statut est sauvegardé étant donné la persistance de leur fonctionnalité, au-delà des idéologies. A distance de ce type de traces institutionnalisé, notons le cas d’usagers lambda qui, lorsqu’ils ont un jour touché la ville, ont, dans un mouvement associé, plus ou moins conscient ou volontaire, touché à la ville et laissé des indices témoignant de leur usage. Christophe Caudroy collectionne par exemple les béances entourées d’impacts et de tags laissées par 15 ans de guerre dans les murs de Beyrouth. Le motif, constant, cristallise une articulation entre les cèdres évoquant la tradition, l’état des murs témoin de l’histoire récente et la brume symbolisant une part d’indétermination et donc d’inventivité, à injecter dans l’avenir. Ce regard plaide pour la constitution d’un corps de ville nourri des leçons et richesses de l’histoire, différent de celui qui se construit actuellement sur l’effacement et l’aseptisation. Par les traces particulièrement éphémères qu’elle récolte sur l’espace public de Nova Huta, Nathalie Desserme parvient quant à elle à transcrire à la fois la tradition populaire, mais aussi sa fragilité face au développement de la spéculation immobilière. Désertées, ses images parlent d’une population établie repoussée afin de préparer le terrain pour la métamorphose. En guise de résistance, la photographe archive un mode d’appropriation de l’espace public riche, franc et décomplexé dont la persistance est menacée par la normalisation appelée par la transformation des actants spatiaux et sociaux (patrimonialisation et embourgeoisement du quartier). A la lisière de Bruxelles, Agnès Orban, quant à elle, offre à voir une frange d’espace urbain dans laquelle l’espace fait l’objet d’un usage alternatif, capable, à une certaine distance de la ville proprement dite, d’inventer de nouvelles règles articulant domaines public et privé, s’éloignant des codes et tendances dominants dans l’espace urbain. Les zones de transition entre public et privé s’épaississent, Distance protectrice entre le foyer et ces « ruelles » dans lesquelles, à force d’établissement communautaire, chacun se sent chez soi. Cependant, ces zones accueillent par ailleurs des usages pluriels, notamment des usages « d’habitat » (abri, assise, table, évier, ..) reportés à l’extérieur, et de ce fait, au-delà de la mise à distance, permettent d’inscrire certains aspects choisis de la vie privée dans la vie communautaire. Autres appropriations subjectives de l’espace constitutives de Signes, la personnalisation et la transformabilité des constructions s’inscrivent en continuité de cette dynamique de présentation de soi, plus difficile à mettre en place dans la ville minérale dont l’image est cadenassée par nombre de règlements et autres contraintes techniques. Bien que régulée, cette urbanité particulière est avant tout inclusive ; par exemple, elle n’hésite pas à emprunter à la « grande ville » une ancienne porte, un bidon jeté ou encore une skyline. En pleine ville cette fois, profitant des multiples vitrines offertes par des habitats vacants ou des commerces, Malik Choukrane nous invite à transgresser la frontière entre public et privé, mais aussi entre générique et subjectif. Il fait usage des figures d’interaction de la Transparence et du Miroir qui permettent de prolonger et filtrer le regard mais aussi de rassembler dans un seul plan des points de vue multiples. Depuis l’intérieur, la vision de l’extérieur est appropriée, cadrée, colorée et parasitée par les reflets et les traces d’usage particularisant le filtre vitré choisi par le photographe. Depuis l’extérieur, le regard pénètre dans les profondeurs du privé ; cette intrusion est volontairement limitée par un jeu de reflet ou au contraire encouragée à être menée plus loin, au delà de ce que l’image donne à voir. Dans le cas de logements, l’Indétermination et le Vide, figures liées à l’état de chantier, facilitent généralement la projection de traces d’habitat vers l’espace public ; dans le cas de commerces, le photographe insiste sur les touches personnelles, Signes que certains commerçant osent dans la décoration de leur vitrine. Les traces deviennent l’objet principal du travail de Maria-Lina Canella, qui en propose un collection aléatoire et subjective, mais aussi de Franck Juery, qui choisit d’esthétiser le corps spatial de la ville à partir d’elles, sans aucune discrimination. Une craquelure, une coulée d’urine, l’arrachement de potelets routiers, une civière, magnifient la ville, faisant fi de leur connotation pathologique et renvoyant de ce fait à une certaine forme d’insouciance. Dans le même sens, notre recherche a identifié la richesse spatiale inédite pouvant être trouvée sur certains chantiers urbains, devenant de ce fait de véritables laboratoires de l’usage (voir illustration). Toujours vis-à-vis de ce qui est généralement considéré comme plaie urbaine, Annabel Werbrouck superpose usages esthétique et pratique pouvant être faits des déchets. Tout en témoignant du détournement de ces objets qui les réintroduit dans le cycle de l’usage, en les photographiant, elle leur donne une valeur esthétique alors qu’ils sont justement généralement condamnés par le jugement esthétique. Ce travail permet encore une fois d’évoquer la limite ténue pouvant exister entre l’effet capacitant et décapacitant pouvant résulter de l’usage d’un seul et même objet. Nous terminerons en citant l’œuvre de Floriane De Lassee, qui travaille à rendre un équilibre entre les implications des trois corps : le photographe, un autre usager et l’architecture. A côté des autres approches, plus partielles, celle-ci comporte un intérêt particulier car elle offre une forme de synthèse de ce que peut être un corps de ville. Le traitement pictural joue le rôle de liant entre les échelles et typologies extrêmement variées qui caractérisent l’architecture urbaine, témoignant de la qualité inclusive de ce corps spatial. Mais c’est avant tout la profondeur et la stratification des images qui rassemble, dans de véritables tableaux, les corps spatiaux et ceux des usagers. Dans ce cadre, Floriane De Lassee indique l’intérêt que peuvent représenter pour l’usager des figures d’interaction telles que la Distance ou encore le Grand, pouvant tout particulièrement être actionnées dans le milieu urbain. La photographe exploite en effet l’échelle « méga » des tours urbaines afin d’atteindre un point de vue englobant qui lui permet notamment de présenter la profondeur de la ville, tandis que la démultiplication de plans « bâtis » aide à en saisir la mesure en balisant le parcours visuel. Par ailleurs, elle met en évidence les sous-échelles que ce bâti « XL » ménage à partir de ses propres détails spatiaux (un châssis, un balcon, un garde corps, un séchoir à linge), mais aussi d’éléments appropriables (un mur à peindre, un mobilier à choisir), sortes d’écrins accueillant l’usage à échelle humaine et inscrivant le corps des usagers dans l’architecture de la ville. Vers une accentuation et une stimulation de la pluralité des usages urbains
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