Photographie et architecture : traces de vies
Anne Wauters
L’architecture, sujet incontournable de la photographie depuis ses débuts, s’impose également dans les images contemporaines d’auteurs photographes.
Si l’on excepte les prises de vue d’antan isolant ou mettant en évidence des monuments remarquables, photographier l’architecture revint souvent à photographier la ville et son tissu urbain, où se mêlent architectures typiques et bâtiments plus fonctionnels. Mais dans les années 1980, – alors que le banal, le quotidien, l’ordinaire font un retour en force dans la photographie – un thème majeur s’impose dans le domaine de la photographie européenne et occidentale : celui de l’habitation (maison individuelle ou immeuble à appartements) ou de l’immeuble à destination professionnelle (building, usine…). Le tout au centre d’une prise de vue le plus souvent à visée objective, constat reposant sur la précision de la prise de vue, la frontalité et la neutralité de la lumière. Le bâti est soit isolé de son contexte urbain (Th. Ruff…) soit envisagé comme élément du tissu urbain dont il reflète les origines historiques, culturelles, sociales ou économiques (Th. Struth, le Belge C. Meynen…).

Envisager – comme le fait la présente exposition – le domaine de l’image contemporaine (à l’exclusion de ce pan de la photographie qui a pour objet l’architecture dans ses qualités formelles ou esthétiques), permet de mettre en perspective une notion que l’on pourrait croire inhérente au thème : celle de la présence humaine, suivie de près par la question de l’humanisme, en rapport avec l’environnement architectural, reflet des conditions de vie sociales, culturelles ou politiques.
Or la photographie plasticienne des années 1980 rend perceptible, certes souvent sous le couvert d’un concept lié à la représentation réaliste et sa mise en questionnement, une architecture urbaine – et bien des plasticiens, dans la foulée de l’Américain Lewis Baltz dans les années 1970, l’ont souligné – dont l’impact modèle peu ou prou nos modes de vie, nos habitudes sociales ou encore notre perception, qu’elle soit visuelle ou mentale. Cette architecture – de type fonctionnel ou privatif – semble ici imposer son rythme à nos vies et la photographie dès le début des années 1980, par son mode de représentation neutre tendant à l’objectivité telle que la pratiquèrent notamment les artistes allemands, a d’autant mieux rendu tangible cette typologie familière et organisatrice. Exemplative de cette tendance, la fameuse œuvre de l’Allemand Andreas Gursky, "Paris, Montparnasse" (1993 ; 350 x 180 cm), dans laquelle la présence humaine, réduite aux traces – quelques objets visibles aux fenêtres, rares taches de couleur des vêtements de quelques habitants – est symptomatiquement reléguée à l’arrière-plan du rythme architectonique de l’imposant immeuble d’habitation.
De fait, les images de ces artistes issus principalement de l’école de Düsseldorf, sont préparées de telle manière qu’elles évitent la représentation de la personne humaine pour laisser parler l’architecture et ses lignes de force, se situant au moins formellement dans la lignée typologique inaugurée par Bernd et Hilla Becher. Si on peut lire dans ce courant très emblématique une ambiguïté revendiquée, il faut remarquer que cette façon de gommer l’homme correspond à une volonté d’objectivité, accompagnant dans la plupart des cas une recherche typologique ou l’élaboration d’un style documentaire allant à l’essentiel.
Parallèlement à ces visions distantes, nombreux furent les photographes européens à pratiquer un paysage urbain (et suburbain) qui englobait structures urbanistiques et figures humaines, et renouait majoritairement avec la couleur pour une approche critique du tissu plus que des valeurs architecturales.

Dans ce contexte, l’artiste belge Gilbert Fastenaekens occupe un statut particulier, avec un corpus étalé sur ces vingt dernières années et concentré notamment sur Bruxelles. Sa pratique relève d’un genre à la lisière du document et des arts plastiques, reposant sur la constitution d’un vocabulaire formel s’appuyant sur des caractéristiques urbaines, dans une attention à l’élaboration des structures et à leur agencement, à leur cohabitation avec d’autres données citadines telles que nature, chantiers, etc. Cette démarche s’est peu à peu transformée en une mise en valeur des qualités plastiques voire sculpturales ou matiéristes/sensualistes des éléments architecturaux ou simplement bâtis. Parallèlement à ces visions sereines et réinvesties par le regard et autant que par une analyse en termes formels, G. Fastenaekens revient par petites touches à la figure humaine, au fil de portraits émaillant la présentation des œuvres "architecturales" de grand format.
Comme s’il s’agissait de réintégrer l’humain au sein du construit, affirmant nos existences, mais sans pour autant stigmatiser l’anonymat, l’aliénation si souvent décriée des villes ou de l’architecture.

À côté de ces travaux centrés sur l’architecture et le tissu urbain, innombrables sont les photographes qui enregistrent dans une même vision la vie quotidienne et ses conditions, et y intègrent de ce fait la façon dont nous nous situons par rapport à l’architecture, dont nous l’investissons – et à l’inverse, comment elle influe sur nous – , quel type de dialogue nous instaurons avec elle ou malgré elle, malgré nous. On pourrait considérer globalement ces images actuelles en partie comme les constituants d’une photographie "humaniste" (au sens social du terme et non pas en écho au fameux courant photographique), cherchant à prendre en compte, affirmant ou révélant la relation entre la société et l’architecture et l’impact que celle-ci a sur nos vies, même lorsque qu’elle est banale, quotidienne et anonyme.
Inversement, les structures architecturales et urbanistiques traduisent aussi les structures sociales, culturelles et par extension politiques. Cette imbrication traverse tout un pan de la photographie contemporaine, depuis les images d’installations précaires en un lieu par essence voué à la trace – un hôtel abandonné – (le collectif Blow Up) aux portraits de squatters et sans-papiers dans leur environnement (Mathias Nouel), en passant par l’organisation aliénante imposée par le monde économique et sa mise en exergue par l’adjonction de textes décalés (Michel Couturier).
Dans ce contexte, et à côté des nombreux exemples d’interrelations entre le bâti et la figure humaine (moments de nos vies jamais très éloignées de l’architecture, fût-elle fonctionnelle ou familiale, rendus sensibles par Alain Janssens, portraits de la classe moyenne suburbaine dans leur environnement-miroir par Beth Y. Edwards…), il est des œuvres qui convoquent plus clairement l’architecture – ou du moins le bâti – afin d’évoquer nos aliénations ou nos aspirations : dans les années 1980, le travail d’Hélène Martiat évoquait et mettait déjà le doigt sur nos relations humaines et sa dépendance au cadre de vie, sur ce qu’est le fait d’habiter, de laisser sa trace, mais aussi sur la précarité, l’éphémère confronté aux idéaux.
Les visions d’architectures suburbaines de Verena Gunther traduisent également les aspirations identitaires des habitants à partir de l’espace vacant entre deux maisons standardisées de ces banlieues scarifiant la Belgique à l’instar de nombreux autres pays européens.
Nos villes offrent simultanément architectures-monuments et banalisation fonctionnelle se fondant dans le tissu urbain. Certaines œuvres – celles de Cécile Pardo notamment – nous rappellent que la trace fait partie intégrante des bâtiments qui ont vécu, ceux que l’on ignore le plus souvent, qui échappent à notre regard indifférent, comme des objets quotidiens qu’on entr’aperçoit, sans plus. La marque de l’homme s’y attarde, sous forme de résidus, de strates d’aménagement, voire même dans l’abandon pur et simple, dans la friche, le terrain vague, au cœur de cités silencieuses d’où l’humain est absent alors qu’il a déterminé à un moment des signes encore visibles aujourd’hui. Cette absence est tangible, perceptible, au fil de structures, de détails parfois infimes mais révélateurs, et en vient presque à constituer une présence "en creux" qui donne à ces images toute leur poésie.
Et si la présence humaine est également gommée de la série que Marie-Noëlle Dailly a consacré à l’infrastructure routière typique de notre postmodernisme – le ring autoroutier qui tente de circonscrire un territoire urbain ayant tendance à s’étendre –, c’est parce que la vision est ici proche du relevé, du constat urbanistique, suivant les métamorphoses d’un volume la plupart du temps écrasant et de sa coexistence avec l’habitat et une nature réduite, comme exemple type de l’accommodement contemporain…
Cette trace monumentale dans le paysage peut renvoyer à la problématique sculpturale : la photographie en effet peut s’emparer de constructions délaissées, sommaires, éphémères ou qui ne se donnent pas pour des "architectures". Faisant surgir leur statut d’objet, elle rend visible leur potentiel sculptural, même et surtout s’il s’agit de signes isolés dans le paysage ou dans des lieux où leur structure entre en relation avec l’espace public, édifices parfois énigmatiques, à la fonction peu évidente, à la limite du visible mais encore traces d’une activité, d’un refuge ou d’un idéal…