LAISSER UNE TRACE

Maurizio Cohen

« Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes »
Georges Perec, Extrait d’Espèce d’espaces

Le métier de l’architecture s’est accompagné de celui de la photographie depuis la naissance de ce nouvel art qui date du milieu du XIXe siècle. Les métiers de l’architecture et de la photographie convolent en juste noce depuis la naissance de ce dernier au milieu du XIXème siècle. En développant une étonnante dimension représentative et une fonction documentaire universelle, la photographie a permis la divulgation très rapide des réalisations aux quatre coins du monde, entraînant une série de phénomènes d’émulation symptomatiques de notre modernité. En un siècle et demi, les moyens d’expression n’ont cessé de vouloir concurrencer le réalisme de la représentation photographique ressembler autant que possible à la représentation photographique, pour le plus réaliste, en confinant le dessin, source principale de la discipline, à un rôle toujours plus technique. Nous continuons de dessiner des plans, des sections et des projections qui sont toujours moins compréhensibles aux yeux d’un public non avisé, désormais habitué à l’image comme valeur en soi et non pas comme résultat d’un processus de création et de travail.
Si, pendant plusieurs décennies, les représentations photographiques de l’architecture ont exposé des projets en essayant de les exhiber sous leurs meilleures perspectives, n’oublions pas que la photographie est devenue un outil de conception. Des collages des années 20 aux utopies des Archigram, à l’utilisation propagandiste de Le Corbusier pour en arriver à la pratique de la publicité actuelle de Koolhaas, de MVRDV et de bien d’autres encore.
Beatriz Colomina publiera un essai sur les origines de ce phénomène, dans lequel elle développe la théorie qui démontre à quel point, au XXe siècle, les systèmes de communication émergents sont devenus le lieu privilégié de la production architectonique.
Pour bon nombre d’architectes, la photographie a remplacé ce qu’était l’esquisse du site et la description écrite ou documentaire. Capable de condenser une foule de choses en une seule image, elle est devenue le véhicule simplificateur de tout le processus constructif.

Aux yeux des architectes, le lien avec la photographie est généralement fonctionnel, tant du point de vue commercial que du point de vue de l’esthétique. Les comportements et les attentes des architectes confirment vouloir renforcer, valoriser et transmettre un idéal formel que la photographie est à même de conférer.
Certaines images d’édifices sont devenues de véritables icônes au même titre que les portraits de Marylin ou de Che Guevara. Elles nous laissent un héritage qui dévoile la nature même de l’architecture. La vulnérabilité et la décrépitude ne nous touchent pas, elles sont intemporelles.
“La photographie est le moyen, l’intermédiaire qui permet de reproduire l’image d’une architecture ; elle est en quelque sorte le moyen le plus direct et le plus efficace pour valoriser la redondance esthétique d’un monument et mettre l’accent sur les détails les plus cachés, qui échappent au regard furtif mais qui concourent à l’intégralité de ce monument. La photographie est sans nul doute le meilleur moyen d’exprimer la métaphore de l’architecture en tant qu’interprétation de la forme et de l’espace par le biais de la lumière. Dans cette acception, la photographie s’affirme comme expérience de lecture critique de l’ouvrage architectural.”

Man Ray associait l’idée de la photographie à celle de la force de l’actualité, c’est-à-dire qu’il en exaltait le potentiel social au détriment de l’auteur qui, à la différence du peintre, ne pouvait devancer le pouvoir de l’image même. Le peintre et son œuvre pouvaient attendre le moment où ils seraient découverts ou reconnus tandis que la photographie, comme la “parole”, exige une attention qui n’autorise aucun sursis.
Si nous partageons ce principe, les photographies qui documentent l’architecture sont tributaires de l’instant où elles sont prises.
Les conditions de construction et de dégradation de tout ouvrage nous obligent à nous reporter à l’image d’origine, validée par le concepteur - projeteur comme ‘originelle’. La trace du temps, les changements environnementaux modifient la perception et la représentation. Au moment de son inauguration, l’édifice photographié ne sera jamais plus celui qui sera reproduit quelques années plus tard

DES ARCHITECTES, DES TRACES

« Si l’on devait vivre éternellement, tout deviendrait monotone. C’est l’idée de la mort qui nous talonne. C’est la hantise et le désir de l’homme de laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur cette terre qui donnent naissance à l’art » Brassaï

Si nous observons les réalisations de l’architecte portugais Alvaro Siza, certains projets fabuleux nous interpellent par la richesse de leur inventivité et par leur dimension essentielle. La piscine de Leça de Palmeira au sud de Porto et le quartier résidentiel Quinta da Malaguiera à Evora, sont deux témoignages typiques du travail topographique et pertinent qui permet à Siza d’adapter la localisation de ses projets. Le fait de savoir interpréter le sol et d’exploiter les traces existantes le guide dans une composition qui fond la rationalité de la construction avec l’émotion de la connaissance du lieu. Lorsqu’il évoque le quartier d’Evora, le critique Francesco Venezia le décrit comme une ville de fondation mais en même temps comme une ville que l’on vient à peine de déterrer. Siza parvient à faire sortir le sol de ses constructions et à les enrichir savamment de ces traces qui en marqueront les transformations. Son architecture s’offre aux utilisateurs telle une matrice sur le tissu des traces préexistantes dans le but de projeter dans le temps.
“...Tel un drap blanc et lourd, qui révèle mille choses auxquelles nul n’attachait d’importance : des rochers qui pointent le nez, des arbres, des murs et des sentiers, des lavoirs et des citernes et des sillons d’eau, des constructions en ruine, des squelettes d’animaux.
Tout ceci trouble de sillons et de surfaces ondoyantes les idées simples. Tout ce qui est pauvre, ainsi que les maisons, prennent la dimension d’une présence active, en interrompant les nouvelles fondations. Il y a un mouvement hélicoïdal dans lequel les campements et les salons ne font qu’un. Tout n’est encore qu’au stade initial et provisoire, les clôtures des chantiers se détachent du paysage et les rues à peine construites ne sont qu’un lit de boue. Tout ce qui est en ruine donne forme à de nouvelles constructions, les transfigure, les modifie. Comme la queue d’une comète, elles sortent des cathédrales. Le monde entier et la mémoire entière du monde dessinent inlassablement la ville.”

Différente mais tout aussi caractéristique, telle est l’évolution de l’œuvre de l’architecte slovène Plečnik qui se consacra au château de Prague et à l’aménagement de sa capitale Ljubljana. Il décomposait l’histoire de l’architecture comme matériau principal de ses ouvrages. Bien conscient que les villes européennes étaient le fruit de la sédimentation d’époques et d’événements divers, il en exploitait les éléments sans les parer de significations, sans les juger mais en jonglant sans limites entre classicisme et modernité. Il recomposait le passé dans des projets évocateurs des stratifications, en en acceptant l’héritage.
A Ljubljana, il utilise “le souvenir de l’origine romaine, les vestiges des cités médiévales et les œuvres d’architectes vénitiens de passage (...) Ses constructions sont à la fois objets et thèques d’un musée planté dans les rues de la ville (...) Tous les éléments urbains, même les plus banals, sont conçus tout spécialement pour faire jaillir du sol de la ville ses racines afin de les convertir en objets utilitaires.”
Plečnik dépasse en imagination l’héritage du XIXe siècle caractérisé par la volonté d’envelopper chaque pierre d’une valeur morale. Dans sa poétique, la trace du passé est un élément vivant et stimulant, il la met en valeur en la respectant et en la rendant utile.
“...Archéologue de la ville, il matérialise le souvenir de morceaux de murs tout comme il intervient sur le flanc de la bibliothèque ou sur la colline du château, en agrandissant le poids de quelques brides rescapées (...). Tout ceci constitue des situations bien distantes de toute idée moderne de parure urbaine, situations qui parviennent à être à la fois mémoire et invention.

« Pour désirer laisser des traces dans le monde, il faut en être solidaire. »
Simone de Beauvoir, Extrait de L’invitée

La trace est un des principes utilisés dans l’architecture de l’après-guerre, lorsque les architectes qui devaient se confronter aux témoignages du passé ont tenté de composer leurs projets en commençant par ceux qui inspiraient la raison même d’un lieu.
L’architecte grec Dimitri Pikionis est intervenu dans l’un des lieux les plus remarquables de la civilisation occidentale : la montée qui conduit à l’Acropole d’Athènes. Disposant au sol, dans un désordre apparent, une série de pierres provenant de murs cyclopéens, de ruines archéologiques et de constructions en démolition, il a dessiné une étoffe informelle qui accompagne le visiteur tout au long de son ascension. L’atmosphère qui s’en dégage est due à cette intervention ingénieuse et simple. Pikionis trace le sol en évoquant un passé indéfini, en stimulant l’intérêt du visiteur qui savoure déjà ce qu’il visitera. Le spectacle de l’Acropole, monumental et somptueux, est anticipé avec discrétion. Chaque pierre est disposée avec un soin tout particulier comme pour affronter le passé en rencontrant les matériaux et les couleurs qui le narreront.

Un autre maître qui s’est consacré à ce concept de trace est l’architecte italien Carlo Scarpa, tisseur raffiné de festons architecturaux. Une grande partie de son activité reposait sur la mise en valeur et la reconversion d’architectures anciennes (Castelvecchio à Vérone, le palais Guerini Stampalia à Venise, le palais Abatellis à Palerme). Il avait le don de faire ressortir de ses projets le sens de l’histoire en juxtaposant la nouveauté de ses œuvres à l’existant. « Il pouvait mettre au jour les souvenirs enfouis d’un lieu et faire apparaître les nuances et les significations profondes incrustées, pour ainsi dire, dans la nature tactile des matériaux et des bâtiments » .
Le Musée Canova à Possagno près de Trévise réputé pour sa rare simplicité en est un exemple « Il fit d’une construction ancienne un espace moderne et lumineux en découpant simplement des ouvertures hautes là où murs et plafond se rejoignent. Fragments et vestiges du passé baignaient ainsi dans une sorte d’état de suspension liquide qui mettait en valeur, en les isolant, leurs qualités visuelles (…) »

Les thèmes liés à l’idée de la trace nous conduisent également à considérer ces projets qui ont valorisé la relation entre l’existant, sa mémoire, le corps du passé et la transformation contemporaine nécessaire.
C’est le cas de la Pinacothèque de Monaco de Bavière, presque entièrement détruite sous les bombardements, et que Hans Döllgast est parvenu à reconstruire avec discrétion en reliant la paroi monumentale avec une autre sur un plan parallèle, en retrait de quelques centimètres.
Un autre exemple, plus récent cette fois, est la rénovation et la transformation du site industriel du Grand Hornu avec un nouveau programme muséal, le MAC’s. L’architecte Pierre Hebbelinck, concepteur de l’ouvrage a accentué la notion de la trace, fil conducteur du parcours du visiteur. Le dialogue entre les vieux murs et les nouveaux volumes est une association qui nous accompagne durant toute la visite. La persistance du repère de la mémoire devient la garantie de la projection future.
Ces comportements sont le résultat de sensibilités récentes où l’idée du patrimoine collectif est devenue partie intégrante de notre perception. Lorsqu’il nous arrive de visiter des monuments et des villes d’époques lointaines, nous nous apercevons à quel point de nombreux édifices sont le résultat de la stratification d’interventions fonctionnelles et formelles, peu soucieuses d’effacer les traces préexistantes mais privilégiant de très loin le besoin fonctionnel. Nous pensons notamment aux ouvertures gothiques qui s’insinuaient dans les murs d’édifices romains, aux ajouts de portails baroques sur des édifices de la renaissance et ainsi de suite.

Le palais de Dioclétien à Spalato en est un exemple flagrant ; il servit à la construction civile pendant les années qui suivirent la fin du pouvoir romain. Cet exemple d’édifice transformé en quartier est aujourd’hui le témoignage d’une structure absorbée par une autre de façon organique et casuelle. Lorsque nous le visitons, nous découvrons de nombreux fragments qui, en affleurant des constructions élevées ultérieurement, permettent d’imaginer l’architecture originelle et sa majesté.
Ailleurs, la trace du passé se présente sous une forme encore plus éclatante, telle la place de Lucques construite sur l’ancien amphithéâtre romain ou le portique d’Ottavia à Rome ou encore les maisons construites sur les structures de la nef inachevée du dôme de Sienne. Ces exemples témoignent du critère d’appropriation des ruines et de ses modifications. Aujourd’hui, nous les admirons comme des traces d’une forme de civilisation pragmatique et rationnelle. Leur pérennité est liée à la force du projet originel et à sa capacité de déterminer un contexte.

A présent, dans les pays occidentaux, les projets de reconversion sont l’activité principale des architectes. Les maisons, les magasins ou les bureaux que nous aménageons dans les espaces abandonnés sont les héritiers directs de ces anciennes opérations. La pratique quotidienne de l’architecture est liée à la question de la préexistence, de sa conservation et de la valeur que nous pourrions lui attribuer.

En faisant un bond dans le passé, nous pouvons constater que de nombreux édifices construits dans le courant du XXe siècle, sous des régimes dictatoriaux, n’ont nullement été démolis comme ils l’auraient été dans le passé ; ils ont tout simplement été dépouillés des symboles de l’oppression qu’ils représentaient. Lors d’une promenade dans les rues italiennes, russes ou allemandes, il peut nous arriver d’entrevoir une trace laissée sur le mur par un faisceau, la faucille et le marteau ou un emblème.
En ce sens, la photographie vient en aide à l’évolution de la perception et du sens de l’architecture. Au-delà de l’édifice, c’est le symbole qu’il représente qui nous interpelle ; nous sommes prêts à admirer des architectures construites sous un quelconque régime politique, à la condition qu’elles soient dépouillées de leur portée symbolique. Le témoignage photographique nous aide à ne pas oublier.


« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver »
René Char, extrait de La parole en archipel

La conception du paysage et les expériences de la Land Art mériteraient que l’on s’attarde sur le sujet vu que la ‘trace’ se trouve, d’une manière ou d’une autre, au cœur de ces disciplines. L’espace, malheureusement, ne le permet pas.
Nous pouvons cependant rappeler brièvement l’expérience de l’architecte suisse Georges Descombes qui a réalisé “La voie suisse” en 1991 , un parcours qui borde le lac du canton de Uri dans le cadre des commémorations de la fédération suisse. En l’occurrence, il s’est entouré d’artistes, de géographes, de naturalistes, de chercheurs et d’historiens. Il a créé un parcours fondé sur le principe qui vise à créer de nouvelles conditions de perception pour les promeneurs sans faire appel aux signalisations conventionnelles mais mettent en valeur certaines traces significatives, qui existaient déjà auparavant ou réalisées spécialement pour l’occasion.
En faisant appel aux théories d’André Corboz , Descombes conçoit le territoire comme le produit d’une transformation perpétuelle opérée par l’homme et par la nature. Dès lors, la perception du territoire est aussi en perpétuelle évolution pour s’adapter aux nouvelles conditions. Le projet prend la forme d’un parcours et d’un livre complémentaire au parcours, mais qui représente aussi un témoignage autonome.
La question de la trace se présente ainsi sous différents plans, le plan émotionnel et personnel, celui du témoignage collectif, celui de la mémoire des lieux, celui de la découverte de la nature et ainsi de suite.
Les photographies de ce livre complètent le sens de l’opération, en offrant des variations sur l’ensemble des qualités de cette discipline. Elles évoquent et elles incitent, elles documentent et intriguent.

Laissons maintenant la parole aux photographes. Ils peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur les espaces que nous habitons, sur ceux que nous allons transformer, sur les projets que nous allons imaginer. Nous faisons un pas un arrière, nous regardons leur travail universel et représentatif.

“Personne ne distingue la trace de l’oiseau dans le ciel ni de l’amant qui va trouver sa bien-aimée”
Proverbe estonien

Beatriz Colomina, “Modern architecture as mass media”, MIT Press, 1994. Citation de l’introduction de ‘Photographie et Architecture’, aux soins de Carlo Cresti, Editeur Pontecorboli, Florence 2004. Cet aspect est développé dans la publication “Pictures of Architecture, Architecture of Pictures”, conversation entre Jeff Wall et Jacques Herzog, Collection ‘Art and Architecture in Discussion’, édité par Springer Wien/New York, 2004.