Il n’aura fallu que trois éditions pour que la biennale “Architecture et Photographie” atteigne sa maturité et dessine les contours d’un projet à la fois clairement identifiable et singulier dans le paysage complexe et dense des événements culturels organisés au sein de la Communauté Française de Belgique.

Cette singularité se décline tout d’abord dans la configuration même du projet. Issu d’un Institut d’architecture, il s’appuie sur l’ouverture à un autre medium artistique, la photographie. L’architecture fait bien sûr sans cesse appel à la photographie, mais elle le fait le plus souvent en l’instrumentalisant à des fins qu’il faut bien qualifier de publicitaires, comme en attesterait l’essentiel des revues d’architecture publiées aujourd’hui. Ici, au contraire, le propos est inverse : la photographie est invitée à interroger l’architecture, à dialoguer avec elle. Nulle ambition d’embellissement donc, mais au contraire un propos où l’architecture est en même temps le prétexte au travail photographique mais aussi l’horizon à partir duquel ce travail doit trouver sa raison d’être. Autrement dit, la référence à l’architecture dessine à la fois un cadre contraignant en en imposant la présence, mais en même temps, contrairement à la “photographie d’architecture”, elle ouvre ici un espace d’expressivité en libérant le travail photographique de toute finalité de mise en valeur. Et sans doute est-ce là un des grands mérites de cette exposition. En donnant à voir ce que la photographie d’architecture s’emploie le plus souvent à invisibiliser, elle questionne aussi ces rapports de connivences réciproques qui ont fait de ce genre photographique, la photographie d’architecture, un genre particulier sans lequel on imagine difficilement l’architecture aujourd’hui, mais un genre où prédomine essentiellement une esthétisation désincarnée, où s’impose ce que Baudrillard appellerait sans doute l’obscénité, une présentation nue dépouillée somme toute de tout regard subjectif. Alors qu’avec les photographies montrées ici c’est tout au contraire d’une architecture vivante qu’il est question, non pas d’une architecture simplement présentée dans sa froideur et sa nudité mais re-présentée par un regard intensément subjectif, où se mêlent pudeur et impudeur, distance et engagement. Pour reprendre la distinction célèbre de Maurice Merleau Ponty, c’est bien de la chair habitée, vivante de l’architecture qu’il est ici question et non pas de son corps dans ses seules spatialité et matérialité.

Parce que c’est avec cette troisième biennale que cette dimension prend réellement ses marques, j’insisterai ici sur une autre dimension qui la singularise. Je veux parler de la dimension textuelle qui accompagne les oeuvres proposées. A la lecture de ces textes, le visiteur aura immédiatement saisi que nous ne sommes pas ici face à un simple commentaire, mais bien plutôt, au travers de l’adjonction d’une densité textuelle, face à l’irruption d’un troisième genre artistique, à côté de l’architecture et de la photographie. Roland Barthes et Julia Kristeva ont mis en évidence ce qu’ils ont appelé la productivité du texte, une productivité que Kristeva a notamment référée aux renvois que tout texte porte aux autres textes qui l’ont nourri chez son auteur et qu’il évoque chez son lecteur. Ici, nous sommes face à un autre type de productivité, non pas à proprement parler intertextuelle, mais s’appuyant sur un système complexe de renvois entre les trois médiums constitutifs de l’exposition, l’architecture, la photographie et le texte. C’est dire si l’exposition appelle à une déambulation patiente qui permette que vibrent entre eux ces trois médiums.

La maturité d’un événement culturel se vérifie toutefois aussi de manière externe, notamment par son degré de reconnaissance auprès des professionnels de la discipline. Et là non plus nous ne manquons pas de perspectives réjouissantes. L’appel à projets a très largement circulé au niveau international, signe à la fois de l’intérêt intrinsèque du projet mais aussi du professionnalisme de sa mise en oeuvre, un professionnalisme largement redevable à son commissaire, Marc Mawet. Des artistes internationalement connus sont présents. Les galeries de renommée qui avaient réagi aux précédentes éditions ont amplifié leur intérêt, d’autres s’y sont ajoutées. Les candidatures se sont encore internationalisées. L’événement devient lentement une référence. Encore une fois, des collaborations avec des institutions prestigieuses se sont confirmées, le Musée de la Photographie de Charleroi bien sûr, partenaire de la première heure, mais aussi par exemple cette année la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration à Paris.

Venons-en maintenant à la thématique de cette année : les “espaces de célébration”. L’architecture a toujours eu, parmi ses vocations, celle de célébrer. L’architecture classique le faisait de manière symbolique, célébrant alors la puissance et le pouvoir, qu’ils soient religieux ou politique. Le contexte actuel se prête moins à la symbolisation au sens de la mise en relation d’un signifiant avec un signifié selon des codifications préétablies. Mais la célébration est toujours bien là, notamment lorsque les villes ou les entreprises se battent à coups d’architecture pour s’auto-célébrer ou lorsque les architectes eux-mêmes s’auto-célèbrent en imposant leur style. L’étymologie latine des mots “célèbre” et “célébration” nous renvoie à la fois à la louange, au grand nombre et à la ritualisation. Et, vraisemblablement d’abord à des expériences collectives d’adhésion ou de communion se rapprochant sans doute de ces scènes d’effervescence sociale dans lesquelles Durkheim voyait la véritable nature du religieux ou du sacré. Nos sociétés laïcisées ne sont évidemment pas exemptes de ces moments où se vivent ensemble des valeurs qui dépassent les individus et où ceux-ci peuvent d’ailleurs se perdre. Comme le soulignait encore Durkheim, ces moments se caractérisent par une forte ritualisation et celle-ci ne s’entend pas sans cadres temporels mais aussi bien sûr spatiaux. Toute célébration s’inscrit donc dans de tels cadres et, par ce biais là, entretient des relations substantielles avec l’architecture. Ce sont ces relations que cette biennale invite à investiguer. Les espaces de célébration, ce sont bien entendu, en première lecture, ces lieux où l’architecture offre le décor des manifestations de l’être ensemble, de la communion collective, comme l’étaient jadis les espaces célébrant la nation et comme le sont aujourd’hui les grandes salles de spectacles ou les stades de football, que l’on n’hésitera d’ailleurs pas à qualifier de “mythiques”. Mais l’architecture participe aussi de la célébration aux échelles qui scandent les grands moments de la vie quotidienne comme lorsque telle ou telle réalisation architecturale apparaît comme l’arrière-plan obligé d’une photo de mariage ou de communion. La célébration tire alors volontiers vers ce kitsch que Kundera décrivait en parlant d’un “accord catégorique avec l’être”. L’espace de célébration participe alors d’une sorte d’enchantement, il crée une sorte de présomption fusionnelle avec telle ou telle valeur que le lieu symbolise, et donne du coup de l’ampleur à ces moments de vie. Là, bien sûr, la célébration invite l’artiste à la transgression, au détournement et réveille l’iconoclaste qui sommeille en nous. Mais la célébration, par sa dynamique propre, peut aussi investir l’espace et l’architecture, les transfigurer… comme lorsque Tien an Men devient ce qu’elle est par la vertu d’une expérience politique marquante. Les espaces de célébration peuvent donc être aussi des espaces de résistance, plutôt que de commémoration. Et ils le peuvent aussi dans la vie quotidienne servant, comme les cafés par exemple, de cadre à un être ensemble festif, à des convivialités ludiques… bref à ces résistances que la vie ordinaire offre à l’envahissement d’un monde de plus en plus dur et violent… Ces quelques exemples ouvrent bien sûr à la richesse de la thématique sans bien entendu prétendre l’épuiser. Ils indiquent à quel point les espaces de célébration peuvent prendre des formes très diverses, parmi lesquelles d’ailleurs les pages de cet éditorial. Quoi qu’il en soit, c’est cette diversité, cette profusion de sens dont se sont emparés les photographes pour en offrir au public, au travers de leurs lectures, quelques déclinaisons.

Jean-Louis Genard

Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture de La Cambre

Sociologue et philosophe