Cimetière des éléphants

« Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres, ou de leurs malheurs. » Châteaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1848.

Il existait dans les années soixante, et dirigée par Robert Morel, une collection de délicieux petits livres, aussi incongrus dans leur propos qu’élégants dans leur forme, carrée sous couverture toilée, qui faisaient l’éloge de tout ce qui le méritait – et pour peu qu’on leur accorde une attention suffisante, bien peu de choses ne le méritent pas. Voisinaient ainsi en rayonnage des Célébrations de l’âne, du piano, de la pomme de terre, de la fidélité (exemples pris au hasard, sans qu’il faille voir entre eux le moindre rapport ni lien de cause à effet), célébration du hareng, du soleil ou du trou, en autant de petits essais aussi affûtés et érudits que plaisants et décalés...

Nos années 2000 étant, tout pessimisme à part, réputées être celles de la désillusion, du désenchantement et de l’esprit comptable, on peut se demander à propos de quoi l’on pourrait bien se réjouir, ce que l’on pourrait bien célébrer, et où, et comment. Et puis surtout avec qui – ceux qui ont fui les religions, le football par exemple, à cause de leurs adeptes, de leurs stars ou de leurs supporters, verront aisément de quoi l’on parle ici. Pivotons sur notre axe et regardons autour de nous : l’argent a ses espaces de célébration (cela s’appelle la bourse), de plus en plus virtuels d’ailleurs ; la beauté factice a les siens : cela s’appelle la pub, la mode et ses parades, les concours et les contours des miss... ; la mort a plus certainement ses espaces de célébration ou de commémoration (les cimetières) que n’en a la naissance. La consommation a également ses temples (les supermarchés) ; la bêtise et la vulgarité ont leurs quartiers, dits « plateaux de télévision », même si l’on peut ergoter à propos de quelques exceptions dites « culturelles ». Tout comme la rhétorique-spectacle et la roublardise duplice ont leurs arènes, politiques, où l’on meurt avec moins de sang, mais hélas avec moins encore de fierté et d’honneur que le dernier des taureaux ensablés. Bref, rien de bien réjouissant, pas grand-chose à célébrer, à mettre sous notre œil fervent, sous la dent de notre enthousiasme, de notre optimisme. Et, le tourisme spatial et l’exil sur Mars étant pour l’instant encore réservés à une élite nantie, on peut s’étonner de ne pas voir figurer ici, dans la sélection qui compose cette biennale, le véhicule de nos dernières échappées belles, le lieu de nos ultimes évasions : le lit, espace de célébration s’il en est : de l’amour physique, de l’intimité mesurée et partagée, lieu de complicité ou de solitude, lieu enfin du sommeil réparateur ou de la fuite vers les tiroirs coulissants et infinis du rêve . Et tant pis pour les insomniaques : il leur faudra nuit et jour garder l’œil ouvert sur le fanatisme et sur la télé, sur le cynisme matériel sans équivoque de nos sociétés de surconsommation, sur le règne arrogant du pognon, sur l’échec cuisant et à peu près total du symbolique, sur la fin du monde qui s’approche à cloche-pied, sur le cauchemardesque à ciel ouvert et le recul penaud de la dignité de l’homme… Pas jojo, dites donc !

Quels symboles la photographie peut-elle bien relayer en 2010, quelles pratiques et quels espaces de célébration peut-elle bien documenter, créer, métamorphoser, accepter, critiquer, révéler, dévoyer, échafauder ?... Plus de strass, plus de paillettes, plus de piété dévote, plus de décorum ; presque plus de spectacle, à peine encore un peu d’esbroufe, et des touches de magie là où on ne les attend pas... La photographie est devenue méfiante, on ne la lui fait plus : elle est à présent trop mûre pour célébrer sans que ne se mêle à la fête un brin d’acidité, un soupçon d’ironie, une distanciation, l’ébauche d’une conceptualisation. Pour célébrer, il faut l’élan d’un minimum de naïveté, un peu de foi ou d’idéalisme, un vent de folie... La photographie en est-elle capable ?, elle que l’on accuse tantôt d’être trop neutre ou objective, tantôt d’être inextricablement subjective et mensongère... Ou les espaces de célébration, pour nos époques dopées au doute, à la crise des modèles et des référents, ne pourraient-ils plus désormais s’envisager qu’empoussiérés et décatis, vestiges égarés parmi les monuments de nos aspirations ou de nos convictions révolues ? Ternes, empaillés, patinés comme nos mémoires d’éléphants rompus à la civilisation... Une archéologie, en somme !, presque une mise en léthargie, dont on espère bien que les hasards de l’objectif peuvent encore déboucher les gris…

Bien entendu, il ne saurait être question d’aplatir trop grossièrement la forme sur le fond. Et si, inévitablement, elles déteignent peu ou prou dans des images dont l’une des vocations premières reste de nous ouvrir des portes sur des mondes, ces observations relativement sombres ne remettent nullement en cause l’originalité, la maîtrise, l’inventivité de la photographie contemporaine telle qu’elle est présentée ou représentée dans la présente biennale. Ni son langage. Ni la jouissance à expérimenter et à offrir en partage des lucidités nouvelles, fussent-elles parfois teintées d’amertume… Simplement, il fut une époque, sa toute première, où il suffisait à la photographie d’opérer pour célébrer. Les missions photographiques patrimoniales célébraient – tout en le constituant, sans avoir l’air d’y toucher – le génie de la Nation. Le portrait, essentiellement, consacrait l’avènement d’une classe sociale nouvellement hégémonique – la bourgeoisie – et l’image neuve qui lui servirait de carte de visite, de laissez-passer, de miroir aux alouettes. L’exploration du monde célébrait la richesse de l’histoire et la diversité des cultures (certes, souvent considérées comme légèrement inférieures et gentiment corvéables) ; le paysage célébrait la domestication de la nature par l’homme ou sa conquête de nouveaux territoires. Et toute image, qu’elle fût triviale ou scientifique, unique ou largement diffusée, célébrait le triomphe de la clarté sur les ténèbres, du visible sur l’invisible (ce qui équivalait, peu ou prou, dans la mentalité positiviste de l’époque, à la victoire de la connaissance sur l’ignorance). A présent que ce temps héroïque des défrichages et des premières fois est bel et bien révolu, affleure en permanence, à la surface des images, la conscience de venir après, de tenter de voir malgré tout, de tenter la chance seconde, et de retrouver par là la magie des découvertes sans arrière-pensée, sans perdre de vue les leçons et les révisions de l’histoire.

Car enfin, la sélection de cette Biennale ne manque pas de fraîcheur, de spontanéité, de diversité et, dans un certain nombre d’autres cas, d’ironie et de malice. Premier constat : les leçons de l’histoire, précisément, semblent inviter à la prise de distance. Le « Grand ensemble » de Mathieu Pernot revient à la fois avec lucidité, rigueur et délicatesse sur la fin de certaines utopies architecturales récentes, sur les marches-arrières-toutes de l’urbanisation exagérément planifiée, jusqu’à l’asphyxie. Son regard scrutateur réinjecte paradoxalement de l’humain dans le grain de l’image, alors que les déplacements de problématique proposés par le malicieux Maxime Brygo opèrent par rapprochements incongrus, comparaisons insolites et insolentes. Un amoncellement de casiers de bière, un général en retraite, une tour Eiffel miniature géante, un bal country (faut-il donc être en panne d’imagination pour encore célébrer ça à notre époque !, et pourquoi pas un mariage, tant qu’on y est), une caserne de pompiers, une loco majestueuse tapissée de neige : tout n’est-il pas monument, sous le regard qui décide de rebaptiser ainsi les choses, de les brasser à nouveau, de battre les cartes d’un nouveau jeu des familles patrimonial, prestigieux ou dérisoire ? De leur inventer de nouvelles généalogies, des certificats d’authenticité inusités ?... Les tableaux grand format de Patrick Tourneboeuf nous rappellent en tout cas que l’heure n’est pas encore tout à fait à la rigolade, et que la mégalomanie du massif et de l’incommensurable n’a pas encore quitté l’esprit entrepreneurial du sapiens sapiens… Etrange dosage d’esprit critique et de perfection plastique !

Car le second constat est bien celui-là : bien rarement, désormais, la célébration affronte encore son objet en ligne directe, en face à face, pour ainsi dire à mains nues et à hauteur d’homme. Bien plutôt, elle procède par renversement, détournement, contournement. Satoru Toma nous invite dans l’envers des choses, au revers des signes (des placards incontournables, oui !) de la société de consommation. Revers acide, davantage encore, dans les plans larges d’Ambroise Tézenas, qui semblent illustrer de façon littérale le vide effrayant qui se niche au creux de la marchandisation du monde, et qui de plus en plus laisse apparaître, à l’échelle globale, des trous noirs gangrenant sous les coutures mal rapiécées. Le sexe chez Ulrich Lebeuf, censé s’exhiber en grand et large, comme il se doit dans la rhétorique et l’imagerie pornographiques, est pour sa part laissé ici hors-champ, de côté, relégué au second plan au profit d’une imperceptible absurdité des situations – pour ne rien dire de l’incongru des positions… ou des dialogues, quand on parvient à les imaginer, et pour autant qu’il y en ait. Les signes de pouvoir, de célébrité ou de célébration, d’ostentation, sont souvent contrecarrés par un détail, une ombre, un cadrage qui pointent la contradiction, le toc, l’empire en kit, dans les images du collectif Tendance floue. Un pays qui s’éveille, c’est probablement aussi des peurs de l’inconnu qui se raniment… Plus « construites », infiniment subtiles dans l’équilibre où elles se tiennent entre le marivaudage, la chorégraphie, le fait divers sordidement banal et la sociologie des interactions, les reconstitutions des rites de passage au sein des bandes de jeunes, en banlieue, proposées par Mohamed Bourouissa, soulèvent d’importantes questions en cette période – en France mais aussi plus largement en Europe – de reformatage des identités sociales, culturelles, « nationales »…

De deuxième degré, il est encore question dans le travail de deux jeunes photographes formidablement matures. Mais on peut se demander où la jeunesse va encore chercher ses plaisirs et ses amusements. Un jour baptisés Sun Paradise, Fun Land ou Pleasure Garden, entre autres déclinaisons approchantes, les parcs d’attraction désertés ou désaffectés rencontrés par Nicolas Lalau ne brillent plus que de l’éclairage artificiel apporté par… le photographe lui-même. Quant aux dancings photographiés par Kevin Laloux, les fantômes silencieux semblent s’y ébattre à leur aise et siroter d’invisibles cocktails – à moins qu’ils ne swinguent, minuscules, dans quelques recoins, entre les lattes, derrière les plinthes et les baffles rangés, sous le tapis des décibels pas encore balayés… Jeux de trompe-l’œil également dans les photographies d’Emmanuelle Bayart (est-ce de l’art ou du métro ?), de Svetlana Khatchaturova (la nature n’a pas besoin d’être célébrée : elle se sent chez elle partout, c’est bien connu !, et le réchauffement climatique n’affecte guère les moquettes de salon) ; ou encore dans les assemblages imprévisibles topographiés par Stéphane Couturier… Ailleurs, un zeste d’humour absurde nous invite à repeupler les petites estrades désertes saisies de face par Luis Diaz Diaz, à imaginer que le bal populaire démarrera au claquement de doigt, que les jupes voleront haut, entre flonflons et musettes… Mais si l’image porte en creux les lambeaux d’une supposée liesse populaire et chatoyante, c’est dans un repli bien caché, sous une absence un rien poignante…

Les derniers photographes de ce défilé à rebours, un peu plus inclassables et tout aussi saisissants, semblent enfin des passerelles entre passé et avenir, jetant un pont par dessus le présent en nous interrogeant sur l’opportunité ou la possibilité soit de l’enjamber, soit de l’enchanter.Les cérémonies et l’apparat clinquant photographiés par le collectif Temps Machine (le nom le dit déjà) semblent repeindre, couche sur couche, les fastes d’autrefois – mais on est loin, on le sent, de la vie palpable et pimpante que saisissait jadis Edward Quinn, aux abords de la Croisette ou de la Riviera. De la célébration à la célébrité, il n’y a souvent qu’un pas, et c’est en général (général en retraite ?) celui de trop. « La mort est fatale aux gens célèbres », disait Frédéric Dard, tandis que Desproges raillait les statues et ces gloires préposthumes qui ne sont que l’effigie d’eux-mêmes : « L’héroïsme, c’est encore la meilleure façon de devenir célèbre quand on n’a pas de talent. » Mais tout n’a pas cédé au travail de sape des humoristes : sur la côte belge, ou plus exactement flamande , un village de cabanons standardisés et merveilleusement différents, photographiés par une Hollandaise, Annie Van Gemert, résiste encore et toujours à l’envahisseur, à la moquerie, aux accélérateurs de particules, à la montée des eaux, à la peur du ridicule, et presque aux querelles linguistiques. Posant avec bonhomie au seuil de leur petit monde précieux, intérieur ou entrebâillé, ces badauds balnéaires bedonnants, superbement anonymes, célèbrent et tricotent une vie ténue, un bonheur subtil, des habitudes tenaces, un équilibre en box de huit mètres cubes. Tout à l’opposé, avec un courage et un engagement eux aussi sans naïveté, un photographe, un seul, Patrice Loubon, ose nous rappeler que manifester, c’est aussi revendiquer, proposer, célébrer : des idées, des espoirs, des luttes, des révoltes ; une liberté à conquérir ; capacités de réaction et mélanges d’énergies qui ne se laissent pas aplatir ou mépriser. Bref, la question que nous adresse la célébration est somme toute celle de la vie même : y croire ou pas ? et y aller seul, ou ensemble ?... « Seul sur la terre, le chant célèbre et sanctifie » (Rainer Maria Rilke) ; « Je célèbre la voix mêlée de couleur grise - Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu » (Yves Bonnefoy, « Hier régnant désert »). S’il faut en croire la voix des poètes, n’y aurait-il plus, à perte d’horizon et de grisaille, que chants las et solitaires ? Célébrations d’un seul, au regard de la musique du monde ?

Qu’à cela ne tienne, il reste finalement bel et bien une chose, pour le moins, dont faire moisson et louange en chemin : c’est l’impeccable vitalité de la photographie et sa capacité, encore et malgré tout, à nous ravir, à nous troubler, à nous malmener, à nous surprendre. A nous montrer de quoi nous sommes faits et comment nous vivons. A nous aider peut-être à savoir quels monuments respecter, lesquels construire, et lesquels oublier, sans plus trop gaspiller – car l’histoire presse – nos droits à l’erreur et à l’aveuglement. En attendant : vivement le 11 novembre, car à chaque fois il nous requinque de la Toussaint.

Emmanuel d’Autreppe, éditeur, enseignant, critique, commissaire d’expositions