Cimetière des éléphants
Nos années 2000 étant, tout pessimisme à part, réputées être celles de la désillusion, du désenchantement et de l’esprit comptable, on peut se demander à propos de quoi l’on pourrait bien se réjouir, ce que l’on pourrait bien célébrer, et où, et comment. Et puis surtout avec qui – ceux qui ont fui les religions, le football par exemple, à cause de leurs adeptes, de leurs stars ou de leurs supporters, verront aisément de quoi l’on parle ici. Pivotons sur notre axe et regardons autour de nous : l’argent a ses espaces de célébration (cela s’appelle la bourse), de plus en plus virtuels d’ailleurs ; la beauté factice a les siens : cela s’appelle la pub, la mode et ses parades, les concours et les contours des miss... ; la mort a plus certainement ses espaces de célébration ou de commémoration (les cimetières) que n’en a la naissance. La consommation a également ses temples (les supermarchés) ; la bêtise et la vulgarité ont leurs quartiers, dits « plateaux de télévision », même si l’on peut ergoter à propos de quelques exceptions dites « culturelles ». Tout comme la rhétorique-spectacle et la roublardise duplice ont leurs arènes, politiques, où l’on meurt avec moins de sang, mais hélas avec moins encore de fierté et d’honneur que le dernier des taureaux ensablés. Bref, rien de bien réjouissant, pas grand-chose à célébrer, à mettre sous notre œil fervent, sous la dent de notre enthousiasme, de notre optimisme. Et, le tourisme spatial et l’exil sur Mars étant pour l’instant encore réservés à une élite nantie, on peut s’étonner de ne pas voir figurer ici, dans la sélection qui compose cette biennale, le véhicule de nos dernières échappées belles, le lieu de nos ultimes évasions : le lit, espace de célébration s’il en est : de l’amour physique, de l’intimité mesurée et partagée, lieu de complicité ou de solitude, lieu enfin du sommeil réparateur ou de la fuite vers les tiroirs coulissants et infinis du rêve . Et tant pis pour les insomniaques : il leur faudra nuit et jour garder l’œil ouvert sur le fanatisme et sur la télé, sur le cynisme matériel sans équivoque de nos sociétés de surconsommation, sur le règne arrogant du pognon, sur l’échec cuisant et à peu près total du symbolique, sur la fin du monde qui s’approche à cloche-pied, sur le cauchemardesque à ciel ouvert et le recul penaud de la dignité de l’homme… Pas jojo, dites donc ! Quels symboles la photographie peut-elle bien relayer en 2010, quelles pratiques et quels espaces de célébration peut-elle bien documenter, créer, métamorphoser, accepter, critiquer, révéler, dévoyer, échafauder ?... Plus de strass, plus de paillettes, plus de piété dévote, plus de décorum ; presque plus de spectacle, à peine encore un peu d’esbroufe, et des touches de magie là où on ne les attend pas... La photographie est devenue méfiante, on ne la lui fait plus : elle est à présent trop mûre pour célébrer sans que ne se mêle à la fête un brin d’acidité, un soupçon d’ironie, une distanciation, l’ébauche d’une conceptualisation. Pour célébrer, il faut l’élan d’un minimum de naïveté, un peu de foi ou d’idéalisme, un vent de folie... La photographie en est-elle capable ?, elle que l’on accuse tantôt d’être trop neutre ou objective, tantôt d’être inextricablement subjective et mensongère... Ou les espaces de célébration, pour nos époques dopées au doute, à la crise des modèles et des référents, ne pourraient-ils plus désormais s’envisager qu’empoussiérés et décatis, vestiges égarés parmi les monuments de nos aspirations ou de nos convictions révolues ? Ternes, empaillés, patinés comme nos mémoires d’éléphants rompus à la civilisation... Une archéologie, en somme !, presque une mise en léthargie, dont on espère bien que les hasards de l’objectif peuvent encore déboucher les gris…
Car enfin, la sélection de cette Biennale ne manque pas de fraîcheur, de spontanéité, de diversité et, dans un certain nombre d’autres cas, d’ironie et de malice. Premier constat : les leçons de l’histoire, précisément, semblent inviter à la prise de distance. Le « Grand ensemble » de Mathieu Pernot revient à la fois avec lucidité, rigueur et délicatesse sur la fin de certaines utopies architecturales récentes, sur les marches-arrières-toutes de l’urbanisation exagérément planifiée, jusqu’à l’asphyxie. Son regard scrutateur réinjecte paradoxalement de l’humain dans le grain de l’image, alors que les déplacements de problématique proposés par le malicieux Maxime Brygo opèrent par rapprochements incongrus, comparaisons insolites et insolentes. Un amoncellement de casiers de bière, un général en retraite, une tour Eiffel miniature géante, un bal country (faut-il donc être en panne d’imagination pour encore célébrer ça à notre époque !, et pourquoi pas un mariage, tant qu’on y est), une caserne de pompiers, une loco majestueuse tapissée de neige : tout n’est-il pas monument, sous le regard qui décide de rebaptiser ainsi les choses, de les brasser à nouveau, de battre les cartes d’un nouveau jeu des familles patrimonial, prestigieux ou dérisoire ? De leur inventer de nouvelles généalogies, des certificats d’authenticité inusités ?... Les tableaux grand format de Patrick Tourneboeuf nous rappellent en tout cas que l’heure n’est pas encore tout à fait à la rigolade, et que la mégalomanie du massif et de l’incommensurable n’a pas encore quitté l’esprit entrepreneurial du sapiens sapiens… Etrange dosage d’esprit critique et de perfection plastique ! Car le second constat est bien celui-là : bien rarement, désormais, la célébration affronte encore son objet en ligne directe, en face à face, pour ainsi dire à mains nues et à hauteur d’homme. Bien plutôt, elle procède par renversement, détournement, contournement. Satoru Toma nous invite dans l’envers des choses, au revers des signes (des placards incontournables, oui !) de la société de consommation. Revers acide, davantage encore, dans les plans larges d’Ambroise Tézenas, qui semblent illustrer de façon littérale le vide effrayant qui se niche au creux de la marchandisation du monde, et qui de plus en plus laisse apparaître, à l’échelle globale, des trous noirs gangrenant sous les coutures mal rapiécées. Le sexe chez Ulrich Lebeuf, censé s’exhiber en grand et large, comme il se doit dans la rhétorique et l’imagerie pornographiques, est pour sa part laissé ici hors-champ, de côté, relégué au second plan au profit d’une imperceptible absurdité des situations – pour ne rien dire de l’incongru des positions… ou des dialogues, quand on parvient à les imaginer, et pour autant qu’il y en ait. Les signes de pouvoir, de célébrité ou de célébration, d’ostentation, sont souvent contrecarrés par un détail, une ombre, un cadrage qui pointent la contradiction, le toc, l’empire en kit, dans les images du collectif Tendance floue. Un pays qui s’éveille, c’est probablement aussi des peurs de l’inconnu qui se raniment… Plus « construites », infiniment subtiles dans l’équilibre où elles se tiennent entre le marivaudage, la chorégraphie, le fait divers sordidement banal et la sociologie des interactions, les reconstitutions des rites de passage au sein des bandes de jeunes, en banlieue, proposées par Mohamed Bourouissa, soulèvent d’importantes questions en cette période – en France mais aussi plus largement en Europe – de reformatage des identités sociales, culturelles, « nationales »…
Qu’à cela ne tienne, il reste finalement bel et bien une chose, pour le moins, dont faire moisson et louange en chemin : c’est l’impeccable vitalité de la photographie et sa capacité, encore et malgré tout, à nous ravir, à nous troubler, à nous malmener, à nous surprendre. A nous montrer de quoi nous sommes faits et comment nous vivons. A nous aider peut-être à savoir quels monuments respecter, lesquels construire, et lesquels oublier, sans plus trop gaspiller – car l’histoire presse – nos droits à l’erreur et à l’aveuglement. En attendant : vivement le 11 novembre, car à chaque fois il nous requinque de la Toussaint.
|
|
|