CORPS DE VILLE CORPUS DE FILMS

La Médiathèque, une ville dans la ville

Philippe Delvosalle (La Médiathèque)

Il ne faut pas chercher beaucoup pour trouver entre "Corps de ville" et "corpus de films", plus qu’une connivence de consonance, plus qu’un jeu de mots, aussi un jeu de sens. Que serait notre appréhension de la ville – celle d’aujourd’hui, mais surtout celle d’hier et d’avant-hier, celle du dix-neuvième siècle finissant puis de tout le vingtième, celle arpentée par Walter Benjamin, par Gene Kelly ou par Guy Debord – si le cinéma n’avait pas enregistré quelques traces de ses habitants ou mis en scène quelques-uns de leurs rêves ? Au début de 1896, un peu à l’étroit dans les paysages lyonnais, Louis Lumière recrutait par petite annonce des "jeunes gens n’ayant pas peur de l’aventure et d’un métier précaire" pour les adouber "opérateurs" et les envoyer de par le monde filmer des "vues" d’une cinquantaine de secondes chacune de Londres, Moscou, New York, Tokyo, Berlin, Chicago (et, même… Bruxelles). Cent dix ans plus tard, alors que, par la commercialisation massive de caméras digitales, de logiciels de montage sur ordinateurs personnels et de diffusion en ligne, le cinéma – ou une sorte de "post-cinéma" – est en train d’être soumis à la fois à de nouvelles libertés et à de nouvelles contraintes qui vont le tordre en une forme dont les contours à moyen terme restent difficile à prévoir, les médiathèques demeurent un lieu-clé à la fois de conservation et de diffusion populaire des traces, audio-visuelles et sonores, de la vie de quelques dizaines ou centaines de milliers de corps urbains, quidams et artistes professionnels, femmes et hommes, dont beaucoup ne sont aujourd’hui plus de ce monde. Dans un film de 2006 - qui sans être mauvais ne marquera pas l’histoire du cinéma, même s’il est porté à bout de bras par un acteur, Ben Stiller, qui, lui, restera dans la mémoire cinéphile comme un des corps emblématiques de l’Amérique urbaine de notre époque -, dans Une nuit au musée [VN0120], fable humoristique pour enfants petits et grands, une belle idée de scénario ramène à la vie, une fois la nuit tombée, tous les animaux empaillés, les mannequins de cire et les figurines miniatures des diaporamas du Museum of Natural History. Du musée à la bibliothèque et à la médiathèque, de l’une à l’autre de ces villes dans la ville, il n’y a qu’un pas, ou deux… Retrouvons quelques instants notre imagination enfantine pour visualiser un centre de prêt de La Médiathèque soumis au même scénario de résurrection nocturne… Dylan croisant Chaplin, le jeune Antoine Doinel draguant l’hôtesse de bar japonaise de Shohei Imamura, Moondog affublé de son casque de viking chantant sur le Pont neuf de Leos Carax… Alors que des milliers, voire des dizaines de milliers de médias de nos collections proposent des enregistrements de "corps de ville" qui ne demandent qu’à revivre, notre proposition de programmation en quatre séances et huit films est bien entendu ultra parcellaire. Il ne faudra donc y voir qu’une série de coups de cœur, de pistes effleurées et de portes entrouvertes… Avec l’espoir secret de vous donner l’envie de poursuivre la balade dans nos collections, de vous y aventurer pour prolonger votre propre histoire de "corps de villes", avec les corps et les villes, réels ou fictionnels, qui vous inspirent.

Jeux de cinéma et apprentissages de la lucidité

Toute à l’heure, sur un trottoir de mon quartier, deux gamins turcs d’une dizaine d’années réinventaient sans le savoir le travelling avant et la caméra subjective au moyen d’un skateboard et d’une caméra de téléphone portable ! Il y a quarante ans, une petite fille de leur âge, issue d’une famille ouvrière de huit enfants, jouait d’autres jeux sur les trottoirs d’Amsterdam : jeux de cow-boys, le très Quick & Flupke "sonner-et-s’enfuir-très-vite-en-rigolant-très fort" et le plus mystérieux "jeu des marques de cigarettes"… Johan van der Keuken et son complice le photographe Ed van der Elsken [voir aussi les films de ce dernier – TD9591] étaient là pour filmer Beppie, un peu à ses basques au grand air sur le pavé batave et beaucoup en chambre, en plans rapprochés sur son visage pour capter ses expressions et grimaces, tout en lui laissant le loisir de déverser à l’envi son flot d’histoires de petite citadine bavarde et malicieuse. En immortalisant cette gosse attachante, le documentariste qui trente ans plus tard, allait suivre la mobylette d’un coursier de labo photo à travers les différentes diasporas de la ville dans Amsterdam Global Village [TJ9319], fresque documentaire de presque quatre heures, filmait encore ici cet état de l’enfance où une certaine innocence et d’impressionnantes doses de lucidité se mettent à coexister. Beppie parle de la peur des hommes nus qui embêtent les petites filles dans les parcs, des femmes en bas résille dont les photos ornent les vitrines de drôles de commerces, des mains des vieillards qui rétrécissent et font mal et, beaucoup, de sous, des 15 cents que coûte la piscine et des 29 florins qui seront sans doute hors de prix pour l’envoyer hors de la ville, en colonie de vacances, l’été prochain... Et sa mère à la toute fin du film de parler du mépris "des gens qui ont de l’argent" pour leur famille pauvre et nombreuse.

Ville, quartiers et corps social

Parce que, comme la petite Beppie est sans doute en train de s’en rendre compte du haut de ses dix ans, en ville il n’y a pas que la jouissance très primitive et solitaire de son corps sous l’eau chaude de la douche de la piscine (splendide séquence !), il y aussi quelque chose que certaines grandes personnes appellent le corps social et qui s’avère profondément injuste et inégalitaire. Si dans Beppie, c’est au coin des phrases, presque dans les non-dits, que cette réalité de classes apparaît, dans le documentaire poétique A propos de Nice de Jean Vigo et de son comparse russe Boris Kaufman c’est au bord des images, aux collures entre les séquences, par le montage et dans l’entrechoquement des contraires ou des semblables, qu’éclate au grand jour la coexistence forcée, en bordure de Méditerranée, entre les plus nantis parmi les nantis et une classe travailleuse et meurtrie entièrement au service du farniente et des préoccupations m’as-tu-vu des premiers. Surgissement très bref, au milieu des images de grands hôtels, de hauts de formes, de caniches pouponnés et de parties de tennis très select, des mains et du visage complètement déformés d’un lépreux hagard. Ou collisions sarcastiques entre des images de coquettes en cols de fourrure et des plans d’autruches ou entre les visages grimaçants des géants d’un carnaval et un cortège funèbre. Vigo et Kaufman captent comme la prémonition d’une société irresponsable qui va à sa propre perte et ils en rendent compte par le cinéma, et rien que par le cinéma, sans paroles ni intertitres, comme d’autres grands films qui aussi, en 1929, entre documentaire et expérimentation cinématographique, se font les sismographes de l’agitation des grandes villes : L’Homme à la caméra [TD4063], tourné à Moscou par Dziga Vertov (par ailleurs grand frère de Boris Kaufman) ou Berlin : die Symphonie der Grossstadt de Walter Ruttmann [jamais sorti en DVD en Europe ce dernier film n’est pas à La Médiathèque mais le curieux pourra se reporter sur son Wochende [Week-end] "film sans images", pour la radio, proposant un collage d’impressions sonores de Berlin le week-end, au début des années trente – X 041K et X 955S].

" L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres "

Maurice Pialat a déjà trente-cinq ans quand il réalise L’Amour existe, son premier court métrage. Son âge aide peut-être à comprendre en partie pourquoi son coup d’essai est d’emblée un coup de maître, d’une clairvoyance et d’une lucidité rares. En plans larges, souvent paysagers, Pialat filme cette sorte d’apartheid social et surtout culturel qui frappe la banlieue parisienne : les très inflammables bidonvilles en carton goudronné à trois kilomètres des Champs Elysées et ces (non-)lieux où "il ne fait pas bon de naître, quelques kilomètres à l’écart", où le déficit en jardins d’enfants et en terrains de jeux est de 99% et 75%... Les enfants et leurs jeux, dans les cages d’escaliers et les terrains vagues, sont d’ailleurs les seuls corps filmés avec une certaine proximité par son opérateur Gilbert Sarthre ; en ce qui concerne les adultes, ils sont plutôt filmés de loin, dans l’anonymat d’architectures qui les écrasent ou de foules marquées du poids du salariat ("La moitié de l’année, les heures de liberté sont la nuit. Mais tous les matins c’est la hantise du retard"), entassées dans les métros ou coincées dans les embouteillages. Pour filmer cette exclusion, ce hors-ville, L’Amour existe utilise à foison le hors champ, que ce soit par l’absence de voix in et l’omniprésence de la voix off ou par les contrepoints fréquents entre ce qui est dit et ce qui est – ou n’est pas – montré. Peu de temps après, quarante ans avant Fatih Akin (cf. ci-dessous), Maurice Pialat partira filmer ses courts-métrages turcs [TJ2465] à Istambul. Et depuis quelque temps, à Paris, avec un même sens de la mélancolie, mais plus de rage et moins de tendresse mal cachée, Guy Debord s’est aussi mis à filmer des textes sur la ville ("C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs. (…) La destruction de Paris n’est qu’une illustration exemplaire de la mortelle maladie qui emporte en ce moment toutes les grandes villes, et cette maladie n’est elle-même qu’un des nombreux symptômes de la décadence matérielle d’une société" (In girum imus nocte et consumimur igni - [TW1200]).

The Sound of Music

Quand, dans Crossing The Bridge, le cinéaste allemand d’origine turc Fatih Akin filme la si disparate mosaïque musicale d’Istambul, il met assez explicitement le doigt sur cette conviction qu’une ville silencieuse est un cimetière, une ville morte. Il nous permet de fermer la boucle de ce parcours thématique un peu labyrinthique et de "revenir à l’écurie", c-à-d. à La Médiathèque, là où sont disponibles sous formes de disques ces bandes-son qui depuis des siècles font danser, pleurer, survivre, se révolter ou se souvenir des générations de "corps de ville", citadins de longue date ou ruraux venus il y a peu s’y établir. Voir la ville c’est – aussi – savoir l’écouter.

> une médiagraphie (films et quelques disques) complémentaire sera disponible sur notre site www.lamediatheque.be

> à lire : "La Ville au cinéma" (ed. Cahiers du Cinéma, 2005) Encyclopédie de 900 pages sur le sujet, abordé sous l’angle des genres et des écoles, des lieux et des personnages, ainsi que d’une soixantaine de villes significatives et de cinquante cinéastes urbains.