NOS RACINES

Taysir Batniji /Damien Simonneau

Jonathan Torgovnic / Charlotte Pezeril

Jonathan Torgovnic photographie des maisons dans des villages, et devant ces maisons, des femmes et des enfants. Nous sommes au Rwanda.

Taysir Batniji photographie des magasins et des maisons, et dans ces magasins et ces maisons, des pères et puis des signes. Nous sommes dans la bande de Gaza, en Floride ou en Californie.

A l’origine : l’horreur, la guerre, l’ignoble, la destruction, l’odieux, la mort, la honte, la haine, le traumatisme, le gouffre, le désespoir, le néant, la fuite, l’oubli, le combat, la fracture.

Et pourtant.

Au-delà des événements, Jonathan Torgovnic et Taysir Batniji photographient « l’infra-ordinaire » comme pour nous pousser à interroger l’habituel, le quotidien, le banal, à puiser dans cette représentation du commun le fondement de ce qui est et de ce que nous sommes. Une photographie miroir, par-delà les événements, à travers les événements.

L’Israélien et le Palestinien nous parlent d’exil, l’exil comme un « retour vers l’origine », vers les « re-fondations », ici ou là-bas. L’exil qui n’est pas nécessairement déplacement.

Il s’agit bien ici du foyer et de ce qui fait racines.

1994, Rwanda, un génocide. Des femmes et leurs enfants nés du viol institué en arme de guerre. Illégitimité de ce qui ne sera jamais légitime. Des femmes et leurs enfants, photographiés devant leurs maisons, à l’extérieur, dans l’espace public. Ailleurs de chez Soi. Tenir le regard de l’autre hors de l’intérieur, ce lieu du ou des souvenirs, pour préserver l’Un et l’Autre. Où est l’arbre, aimé d’Ulysse, ce tronc d’olivier duquel il chevilla son lit nuptial, enracina son amour et insémina son récit ? Ailleurs et pourtant chez Soi. Ici l’intérieur est en chaos et fissuré, comme une affaire classée sans « sweet home ». Alors, se faire photographier devant, « plantés là », c’est une manière de se faire « reconnaître comme tels », de « représenter » le bonheur soit-il factice, de le revendiquer comme un droit sans implorer ni mentir. C’est affirmer l’appartenance au groupe au sein de la sphère publique, mais aussi affirmer sa faculté inaltérable de commencer, de re-commencer, toujours, pour échapper au néant.

1967, Palestine, une occupation, certains l’appellent une annexion. 2002, bande de Gaza, un mur se construit. Le mur, non celui qui entoure pour protéger l’intérieur mais celui qui encercle pour tenir à distance de l’extérieur. « Une prison à ciel ouvert ». Ecrire est la première action des hommes privés de liberté, accrocher des signes aux murs pour toiser le mur. Chez Soi ailleurs, ailleurs que dans la soumission attendue et le mépris asséné, chacun s’opposant l’histoire ou plutôt son histoire. L’histoire comme récit performatif du passé qui légitime ou dénonce le présent, celle qui fait des habitants des bannis de leurs propres terres, exilés, là ou ailleurs, ou des seigneurs qui revendiquent. Loin de la rue, celle des jets de pierres, des « pneus qui brûlent », des désordres violents, de la misère et de l’humiliation quotidienne, les intérieurs affichent la filiation, comme une balise fragile et puissante à la fois, comme une évidence incontestable, qui ne se discute pas. Des pères, biologiques ou politiques, dans des cadres défraîchis et « de guingois », assurent subtilement la puissance auto-biographique qui se cache derrière la simplicité trompeuse du quotidien. A moins que l’exil ne soit pas celui de l’enfermement mais du départ et que « l’Ailleurs » soit moins métaphorique, qu’il évoque la diaspora partie aux Amériques. 2017, exil / ex-salto, bondir hors de, hors les murs, s’enraciner autrement, en se faisant reconnaître dans et par la langue de l’autre, sans pour autant renoncer à ce que l’on est. Fonder une nouvelle Terre Sainte, une nouvelle Terre des Pères, par choix, par vocation ontologique, commencer une histoire où la racine est dans l’acte.

Damien Simonneau et Charlotte Pezeril décodent pour nous ce qui se cache derrière les signes d’une ultra-simplicité.

Ont nourri ce texte le livre « La Nostalgie » de Barbara Cassin, le texte « Home Sweet Home » d’Isabelle Bonnet, un extrait du livre « L’infra-ordinaire » de Georges Perec et les textes introductifs des publications de Taysir Batniji « Pères » et « Home Away From Home » ainsi que la chanson du rappeur français Nekfeu « Ciel noir ».