NOS RECITS

Laurent Kronental /Elodie Degavre

Anton Roland Laub / Andrei Miulescu

Années 80, fin de la guerre froide.

Paris, Bucarest : deux villes, deux blocs, 24 heures de distance.

XXème siècle : des mondes nouveaux, des hommes nouveaux, des styles nouveaux, des villes nouvelles. De nouvelles origines.

Eres des grands récits qui s’opposent, s’affrontent, se mobilisent, époque des « progrès » émaillés d’idéologies qui se regardent en chiens de faïence, qui inventent et réinventent leurs mythes.

Des projets globaux planifiés pour des enjeux que rien ne rassemble sauf peut-être d’entrer dans l’histoire, une fois de plus, ou plus précisément de sortir du temps et de sa prétendue linéarité, rupture identitaire oblige.

Depuis 1960, comme de nombreuses villes des pays occidentaux et de France, Paris est le théâtre d’une explosion démographique. Les chiffres de l’accroissement de la population effrayent, la crise du logement obsède, l’absence de véritables projets d’aménagement inquiète.

L’enjeu est colossal : absorber les nouvelles populations, améliorer les conditions de vie de la banlieue, attirer de nouvelles activités et créer massivement de l’emploi sans dépendre de la capitale. Faire en sorte que tous les éléments de la ville (services, aires de détente, rues, parkings, équipements de production) soient mis en relation directe avec l’habitat qui devient pour la première fois dans l’histoire des villes l’origine de celles-ci.

Naissent cinq villes nouvelles : Cergy-Pontoise, Evry, Marne-la-Vallée, Melun-Sénart et St-Quentin-en-Yvelines. 15.000 Hectares. Les architectes se doivent d’être à la hauteur de l’entreprise. Le terrain d’expérimentation est inespéré. Le lyrisme est de mise entre héritiers des modernes fonctionnalistes et ténors d’une post-modernité théâtrale. L’ornement et la référence stylistique nourrissent le spectacle de la démesure, jusqu’à la caricature provocatrice. « Magnifier le quotidien », « faire habiter les gens dans des oeuvres d’art », « un Versailles pour le peuple » : les slogans abondent tandis que les stars architectes exultent.

A 2.300 km de là, la réalité est toute autre. La Roumanie vit l’austérité communiste et la limitation sans faille de la consommation. Les files d’attente sont quotidiennes, les magasins sont vides et l’approvisionnement énergétique est rationné. Le pays vit sous l’autorité népotique de Nicolae et Elena Ceausescu. Adulés dans les années soixante, « l’odieux » et « la terrible » nourrissent depuis leur voyage de 1971 en Corée du Nord le fantasme mégalomane d’incarner le modèle européen du marxisme-léninisme. Près d’un tiers du centre historique de Bucarest est rasé, quarante mille personnes sont expropriées afin de créer le nouveau quartier gouvernemental appelé à matérialiser cette obsession infernale. L’objectivation, la rationalité, la systématisation, la régulation sont invités à la table de l’exaltation cynique de l’hégémonie du "conducator". Pourtant, sept églises sont épargnées de la destruction et tout simplement déplacées, parfois seulement de quelques mètres, soulevées et déplacées sur des rails, aux prix d’efforts monstrueux et grâce à une technique originale.

Au coeur de ces théâtres, des architectes de renom sont à l’oeuvre, un ingénieur démoniaque à la barre. Maîtres penseurs ou génies prométhéens ? Ils incarnent jusqu’à l’excès la puissance du maître d’oeuvre à faire récit, sa capacité et son pouvoir, son désir aussi, ceux-là même qu’il clame et revendique depuis la Renaissance, scène primitive et originelle de son émancipation.

Au mépris de l’humain ? Jouissance d’être à l’origine….

C’est ce dont parlent indirectement les photographes Laurent Kronental et Anton Roland Laub. L’un porte un regard tendre et attentif sur la solitude des « sujets » que d’aucuns estiment « opprimés » et étouffés par les grands ensembles, l’autre met sa démarche documentaire au service d’une pédagogie analytique de l’histoire de la déstructuration et de la distorsion.

Elodie Degavre et Andrei Miulescu arriveront-ils pour les femmes et les hommes de Paris et de Bucarest à la même conclusion que Friedrich Engels estimant pour les masses laborieuses londoniennes qu’elles « ont dû sacrifier la meilleure part de leur qualité d’hommes, pour accomplir tous les miracles de la civilisation dont la ville regorge, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées inactives et ont été étouffées afin que seules quelques-unes puissent se développer plus largement et être multipliées en s’unissant avec celles des autres. La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui révolte la nature humaine. » ? (1)

C’est ce que nous découvrirons bientôt.

(1) Friedrich ENGELS, « Die Lage der arbeitenden Klasse in England. Nach einer Anschauung und authentischen Quellen », 2. Ausg., Leipzig, 1848, p. 36-37. [F. Engels, «  La situation de la classe laborieuse en Angleterre, d’après les observations de l’auteur et des sources authentiques », trad. G. Badia et J. Frédéric, Paris, 1973, p. 59-60.] Cité par Walter BENJAMIN, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939), paru dans « Poésie et révolution », (Lettres nouvelles/Maurice Nadeau), repris dans « Charles Baudelaire », trad. Jean Lacoste, éd. Payot et Rivages, 2002, p. 165.

Ont nourri ce texte les textes introductifs au livre d’Anton Roland Laub « Mobile Churches »