NOS CABANES

Cyrille Weiner/Philippe Declerck

Félix Colardelle/Marc Mawet


Des cabanes, fragiles et invulnérables à la fois.

Des démantèlements, violence d’état et fébrilité des équilibres du monde.

Des architectures premières.

Elles n’appartiennent pas à la catégorie des cabanes savantes qui ponctuent l’histoire de l’architecture.

Ainsi, l’abbé Laugier, théoricien de l’architecture du XVIIIème siècle, voit la cabane primitive comme la forme idéale du mariage harmonieux entre la raison agissante et la nature inspirante. Il y pose les fondements de la pureté classique contre l’exubérance du Rococo. Son entreprise est morale et esthétique, la simplicité formelle dont il fait l’éloge incarnant à ses yeux la rigueur de la pensée.

Deux siècles plus tard, Le Corbusier moderne se construit sur la Côte d’Azur « un château » de 3,60 mètres sur 3,60 mètres. Il y applique le rigorisme fonctionnaliste et l’obsession de l’espace minimum de la cellule habitable. Chose inattendue, il y vante les vertus d’une esthétique vernaculaire bien éloignée de ses nombreuses réalisations aux géométries abstraites. La relation fusionnelle avec la nature, l’affirmation formelle de la rusticité et l’exercice autoritaire de l’austérité font du « cabanon » un manifeste philosophique dont l’architecture se veut l’expression. Dans le même temps, son ami Jean Prouvé répond à l’appel de l’abbé Pierre pour penser et construire des logements pour sans-abris. Il construit un prototype de la « Maison des Jours Meilleurs ». Ses recherches novatrices sur la construction industrielle se mettent au service de la cause de l’urgence. Un témoignage d’engagement. Enfin, tout dernièrement, l’architecte chilien Smiljan Radic se construit une série de six « abris », pour lui-même, afin d’expérimenter des concepts qui lui tiennent à cœur comme le refuge et l’essentiel, l’auto-construction, l’effort physique et le travail de la matière, le recyclage ou l’utilisation de matériaux directement extraits sur site, dans la droite ligne de l’expérience que le philosophe de la désobéissance civile Henry David Thoreau avait vécue à Walden au milieu du XIXème siècle.

Faire un détour par l’histoire de l’architecture et quelques-uns de ses illustres protagonistes peut apparaître inutile. Pourtant, il y a dans cette frugalité commune que partagent toutes ces expériences, quelle que soit la catégorie à laquelle elles appartiennent, une recherche d’essentiel qui s’affiche comme une revendication de questionnement, de vie et de lutte. Le rapport au monde qu’elles instruisent s’y affiche comme une dénonciation de la société moderne, de ses mécanismes de passivité générique, de gaspillage et d’exclusion.

Cyrille Weiner photographie les constructions des habitants de Notre-Dame-des-Landes. Félix Colardelle a posé sa chambre photographique dans la jungle de Calais. Les lieux, les temps, les temps de pose, les protocoles, le matériel : tout les distingue. Pourtant, leur travail procède d’une même forme de réflexe : archiver ce qui fait de ces édifices fragiles, précaires et illégaux des monuments, non par leur taille, leur caractère institutionnel ou leur stabilité, mais justement parce que leur précarité les rend invulnérables par l’idée qu’ils sont et les revendications qu’ils portent. Question de vie et de survie. Patrick Bouchain nous rappelle que « le sociologue Henri Lefebvre disait qu’il n’y a pas de forme architecturale sans forme sociale » (1).

Ces cabanes nous parlent du « nous », de ce « nous » qui rassemble autant qu’il exclut, de ce nous de l’agentivité ( ? ? ?) contre celui de la consommation, de ce nous, « sujet collectif indécidé, « nous » qui n’est pas d’appartenance lorsque celle-ci est refusée mais d’espoir et d’émancipation » (2), de ce nous d’une solidarité de survie. Ces habitats nous parlent des gestes essentiels, des actes premiers, vitaux, pour se créer un séjour dans l’hospitalité d’un terroir ou l’hostilité d’un territoire. Ils rappellent que l’art d’habiter le monde est le métier de l’architecture (le métier de vivre), qu’il peut aussi s’exercer dans un milieu de rejet, de répulsion et de haine, dans ce que nous produisons de pire au nom d’une efficacité moderne et de progrès. L’abri comme échelle du corps immobile et protégé contre celle immense de l’errance et de l’exil. L’abri pour se protéger de la pluie et du soleil, du froid et des regards, l’abri aussi comme « miroir de l’âme » (3). Mais l’abri comme attention vertueuse à la topographie, aux conditions d’ensoleillement, à la présence des arbres et des sentiers qui déterminent. L’abri comme espace de négociation permanente, où le verbe « mettre en commun » devient intransitif, entre les hommes et leur environnement.

Alors peut-être, cette quête conceptuelle de l’origine, de l’originel ou de l’essentiel, du geste du peu qui taraudait tant Le Corbusier, Laugier, Prouvé ou Radic prend-elle un éclairage nouveau à l’aune de ces combats concrets, contemporains, vers un geste du juste.

(1) PATRICK BOUCHAIN, « Avec la ZAD, il y a un avant et un après », entretien avec Jade Lindgaard dans Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre , Editions Loco, 2018, page 7

(2) MARIELLE MACE, « Nos cabanes », Editions Verdier, 2019, page 66

(3) (6) CESAR RAFAEL SOLANO FERRARI, « Refugios, Une aproximacion a la arquitectura de Smiljan Radic », Thèse au sein de la Faculté d’architecture de l’Université de la République



Ont également nourri ce texte les livres précités mais également « Habiter le monde, essai de politique relationnelle » de Felwine Sarr (2017) et « Habiter le campement, Nomades, voyageurs, contestataires, conquérants, infortunés, exilés. » (2016).