Blow Up

  • Vincen Beeckman (Belgique, 1973)
  • Nicolas Clément (Belgique, 1976)
  • Cécile Michel (Belgique 1976)

Qui a sa place dans le public ? Une myriade de dossiers en cours ou périmés avec leurs noms de citoyens ou d’entreprises, les certificats de bonne vie et mœurs, les compositions de famille, les attestations de domicile, les déclarations fiscales, les avertissements extraits de rôle, les diplômes venus d’autres services (administrations communales, fiscales, régionales ou fédérales) : chaque fois, un ensemble en papier forme une farde. L’ensemble ouvre et ferme des trajectoires ailleurs (un travail, un autre diplôme, une imposition légale, un arrêt-maladie). Ce classeur est numéroté, daté, rangé et dérangé. Des papiers se perdent parfois. C’est tout un travail qui constitue une farde et un autre qui, au premier janvier, se débarrasse de celles devenues inutiles, oubliées. Tenter de tenir la carte du Royaume, des communautés ou des régions dans des séries de dossiers, conserver des positions, des lignes : une usine à tracer des lignes numérotées, à orienter des lignes. Une étagère qui se rompt et un segment est en péril, à reconstituer. Il faut que des mains intelligentes passent vers d’autres mains. Il s’agit de sauver l’essentiel : organiser les séries. L’espace doit être quadrillé, protégé, articulé. Il faut des mains de toutes sortes, des systèmes d’autorisation d’entrée et de sortie, des lieux réservés, des stocks. Des mains qui passent vers d’autres mains et aussi des mots qui indiquent et des postures qui stoppent ou acceptent. Tout un petit jeu d’intérieurs et d’extérieurs. Non pas seulement un Grand Intérieur « La Cité » et un Grand Extérieur « La Ville habitée », mais un entrelacement d’intérieurs et d’extérieurs, sans cesse. Pleins de petits centres par étages plutôt qu’un centre unique. Ne pas se tromper d’étage. Par train, en sous-sol, des mains dans des poches rejoignent des bureaux plus lumineux que leurs couloirs. Encore faut-il se concentrer sur ce travail minutieux. Et travailler, c’est « public ». Ne pas travailler, c’est penser à sa famille, à ses vacances, à son sport favori, à ce qu’on appelle « loisirs », aux joyeux fouillis de girolles, à la balade sur les sentiers plus ou moins balisés de la Forêt de Soignes, contempler trop longtemps sa plante (d’intérieur), s’échapper par la piste d’hélicoptère et regarder au loin ladite Forêt, faire un tour dans le jardin et y croiser d’autres usagers. Les traces de ces « extérieurs » sont permises à l’intérieur, comme des photos, un peu de verdure, la tante Christine, l’oncle Max, l’image d’un barbecue… dans la stricte mesure où elles ne perturbent pas les séries : sur une armoire, dans un coin, sur le bureau et non pas dans les dossiers, s’il vous plait. Dans les têtes sans doute un peu, dans un sourire en coin, un SMS ou un œil perdu, mais seulement comme échappatoire séparée, nécessitant un « saut ». C’est tout ce monde qui déménage. Faire de la place à de nouveaux ensembles, de nouvelles fardes, ailleurs. D’autant que nous dit-on, tout ceci est affreusement daté. Nous entrons joyeusement dans le « post-fardisme ». Nous roulons en Toyota. Les couloirs s’ouvrent aux bureaux comme l’Etat décentralisé, au privé. On projette de nouvelles séries, plus souples, plus personnalisées. On peut travailler chez soi. Tout ceci demande, pour le même prix, non seulement une concentration mais encore un esprit d’initiative : une nouvelle culture d’Etat et d’entreprise. Alors la Cité appelle de nouveaux chantiers, une autre architecture des séries. Nous sommes en voie d’intégration. Le présent a toujours raison. David Jamar, ethnographe

Extrait d’un projet photographique sur la cité administrative.

M.M