Cyrille Weiner



Un texte d’AXEL FISHER (BE) sur un sujet photographique de CYRILLE WEINER (FR)

La fabrique du pré

Dans « Espace des Origines/Origine des Espaces » Un texte de Axel Fisher sur le projet photographique de Cyrille Weiner

—Attention la ville ! À l’idée reçue opposant villes vicieuses et campagnes vertueuses, les clichés de Cyrille Weiner objectent des lieux communs d’une autre nature. Par l’assemblage d’avant-plans indécis entre le bucolique et l’abandon, et d’arrière-plans tout de certitudes architecturales et urbanistiques délétères, La fabrique du pré interroge la fabrique de nos villes.

En matière de photographie de paysage, sujet et medium, l’espace-vu et sa figuration se disputent la scène. La fabrique du pré jongle entre intention purement documentaire et prétention à l’autonomie plastique de l’œuvre. Sous une lumière diffuse et des ciels gris dominants, contrastes, clairs-obscurs, et ombres portées s’effacent au profit de la précision des détails et de la profondeur de champ, convoquant ainsi une part d’infini dans les limites des cadrages. La succession des saisons et des années écoulées paraît alors suspendue dans un temps qui aurait bien pu être partout et nulle part. Les singularités du réel sont sublimées en faveur d’un dépaysement invitant à la flânerie et à la contemplation. Cette approche fictionnelle et poétique déplace le regard, des lieux représentés à leurs enjeux universels et transposables. La datation des photographies renseigne toutefois sur un lent glissement de perspective. Dans les premiers clichés, le trémolo des textures végétales caressées par le vent en avant-plan tranche avec les teintes claires, lisses, vaporeuses des masses minérales en arrière-plan, vantant ainsi les qualités formelles et spatiales de fragments de nature accidentelle en ville. Suivent quelques apparitions fugaces et solitaires, ou parfois leurs traces uniquement, comme à souligner la disponibilité de ces espaces verts à accueillir des activités inattendues et surprenantes. Enfin, les dernières images en date mettent l’accent sur les appropriations collectives des espaces ouverts, manifestement volontaires et organisées. Au gré des explorations et des rencontres, les distances entre le photographe et les lieux photographiés s’écourtent. La lecture du paysage physique se fait théâtralisation du paysage vécu et humanisé, renvoyant inexorablement le.la spectateur.trice au paysage réel.

Nous sommes au nord de Nanterre – municipalité acquise à la banlieue rouge de Paris depuis 1935 – où, dès les années 1950, l’État centralisateur français hypothèque une partie du territoire afin d’y développer le « grand axe » au-delà du quartier d’affaires de la Défense prévu plus à l’ouest. Prolongement du projet d’un axe historique partant du Palais des Tuileries vers l’ouest amorcé cinq siècles plus tôt, il faudra encore plus de 70 ans pour porter à terme cet ambitieux projet d’urbanisme moderne. Qu’à cela ne tienne ! Les terrains alors occupés de bidonvilles d’anciens combattants et de travailleurs FMA (français musulmans d’Algérie) sont littéralement déblayés pour faire place à un extraordinaire laboratoire du modernisme architectural et paysager français(1) . Suivent la Grande Arche de la Défense (1985-1989, Johan Otto von Spreckelsen) puis les ouvrages d’infrastructure : autoroute A14 et tunnel de Nanterre-La Défense (1996). Pendant ce temps, les plans, schémas et projets d’aménagement visant une coordination d’ensemble de l’opération se suivent et se ressemblent, sans jamais véritablement aboutir à une mise en œuvre. Le futur grand axe se dessine alors « en creux », comme par omission : une véritable friche entrecoupée de lignes RER et d’échangeurs routiers qui n’a plus rien des espaces ruraux idéalisés que certains voudraient y voir(2) , mais qui révèle plutôt l’absence criante d’une attention à l’espace public et au paysage dans les mécanismes de fabrication de la ville de la seconde moitié du 20è siècle.

Sur cette somme d’espaces résiduels délaissés, la nature ne tarde pas à reconquérir ses droits. Entre les fissures du bitume, sur les gravats des remblais de chantier, plantes pionnières, adventices et mauvaises herbes imposent le sauvage au régulier. Les terrains vagues, irrésolus, sont aussi le lieu de l’indécision des usages, des affectations et des aménagements, certes maîtrisés, mais généralement exclusifs et excluants. Dans cet état de suspension, ils s’offrent plus facilement aux gestes quotidiens inattendus, aux appropriations citoyennes, faits d’aménagements de fortune, d’occupations abusives voire illégales, mais pas moins légitimes. Cette disponibilité à accueillir le champ des possibles – écologiques et sociologiques – est l’une des principales qualités de ce que, avec le paysagiste Gilles Clément, l’on nomme désormais le « Tiers-Paysage ». Épicentre des nouvelles pratiques vernaculaires qui ont conquis peu à peu les espaces interstitiels du « grand axe », la Ferme du Bonheur(3) est fondée en 1992-1993 sur un terrain jouxtant l’Université de Nanterre. Parmi ses projets, La fabrique du P.R.É. promeut la réappropriation et la socialisation des lieux en attente des environs par l’agriculture expérimentale. Dès 2008, les participants occupent le Champ de la garde, aux abords de l’entrée du tunnel de Nanterre-La Défense, et y pratiquent l’agriculture urbaine, l’apiculture, des stages de techniques de construction « pauvres ». Au-delà de son esthétique grossière de joyeux bric-à-brac, l’initiative se dote rapidement de collaborations institutionnelles et gagne en reconnaissance et légitimité. En 2018, la Ferme du bonheur est même présentée au Pavillon français de la 16è Biennale internationale d’architecture de Venise parmi les dix lieux français qui, « fruits d’initiatives de la société civile et de collectivités, incarnent une certaine liberté d’expérimentation et des possibilités offertes par l’architecture ».

La fabrique du pré de Weiner théâtralise précisément les espoirs suscités par des pratiques de démocratie participative capables de faire sens et lieu, magnifiées par leur tension idéale et formelle avec un arrière-plan fait de chefs-d’œuvre de l’architecture moderne française et de leurs certitudes délétères. Aux marges désormais méconnaissables de la ville et de la campagne, individus et espaces marginaux, délaissés, bravent le ban qui d’ordinaire leur est imposé.

Toutefois, depuis 2014 – date du dernier cliché de La fabrique du pré – les espaces de liberté et d’errance de Nanterre se réduisent à peau de chagrin. Les tensions politiques entre la Mairie de Nanterre et l’EPAD - Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (divisé en EPAD et EPASA en 1999 puis re-fusionné en EPADESA en 2010) semblent avoir trouvé leur solution(4) . L’achèvement du parc du Chemin-de-l’îÎle (2003-2006), la rénovation du tunnel de Nanterre-La Défense (2008-2013), l’opération Terrasses de l’Arche (dans le cadre de la ZAC-Zone d’Aménagement Concerté Nanterre Seine Arche, 2001 - en cours), ainsi que les ambitieux projets de rénovation de cités de logement alentour dénotent une prise de conscience de l’urgence de remédier aux « impensés » de l’urbanisme moderne, à laquelle l’expérience de la Ferme du bonheur n’est probablement pas étrangère.

La trajectoire toute en singularités de ce bout de territoire renseigne toutefois sur un enjeu plus général de nos villes et banlieues contemporaines. Face aux temps longs des processus d’urbanisation, du projet à la mise à œuvre, et à ses inévitables espaces résiduels, activistes, classes créatives et habitants revendiquent à juste titre le droit à l’accaparation et à la socialisation des espaces de vacance, au cri de « vive les [espaces] communs ! ». À Paris comme ailleurs, ces démarches alternatives qui étaient autrefois ignorées ou réprimées, sont désormais parfaitement tolérées, voire intégrées et promues par les politiques urbaines ; pourvu qu’elles restent temporaires(5) . Ainsi, le Champ de la garde fait maintenant l’objet d’une convention d’occupation précaire, même si son destin n’en reste pas moins incertain. Ces niches d’innovation écologique et sociale sont-elles alors condamnées à un nomadisme perpétuel, toujours à l’affût de la prochaine friche qui flétrira nos paysages urbains ?

CYRILLE WEINER

Cyrille Weiner est né à Paris (France) en 1976.

À partir d’enquêtes précises menées sur les lieux, de type documentaire, Cyrille Weiner pose de façon récurrente la question de l’espace – notamment dans ses marges et ses lieux de transformation. Se demandant obstinément comment les individus peuvent investir leurs lieux de vie, à distance des directives venues « d’en haut » , l’artiste quitte peu à peu le seul registre documentaire pour proposer un univers traversé par la fiction, qu’il met en scène dans des expositions, des projets éditoriaux et des installations. Diplômé de l’ENS Louis Lumière, il est l’auteur de Presque île (éditions villa Noailles - archibooks), de Twice (éditions 19/80), et de La Fabrique du pré (éditions Filigranes). Ses travaux ont été exposés au Mucem, au Musée d’art contemporain de Lyon, à la villa Noailles et à la Bibliothèque Nationale de France.

AXEL FISHER

Axel Fisher est né en périphérie d’Anvers (Belgique) en 1978.

Axel Fisher est architecte formé à l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française - La Cambre de Bruxelles (1998) et au Politecnico di Milano (2007), où il a obtenu un doctorat en composition architecturale (2011). Il a été chercheur à l’Université de Liège et à la Technische Universität Berlin, et a bénéficié d’un mandat de chercheur postdoctoral du F.R.S.-FNRS (2015-2019) ainsi que d’une bourse postdoctorale d’excellence WBI.World (2018). Il enseigne des cours de théorie du paysage et d’atelier du projet en Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles depuis 2011. Ses intérêts de recherche portent principalement sur l’architecture et l’urbanisme modernistes et leurs relations à des questions de paysage, en particulier à la modernisation des campagnes.

Axel Fisher est un chercheur affilié au laboratoire hortence - en histoire, théorie et critique de l’architecture. Il a coordonné le projet européen de recherche MODSCAPES : modernist reinventions of the rural landscape (2016-2019), a été curateur de l’exposition Enter the Modern Landscape (BOZAR, 2019-2020) et dirige la revue annuelle CLARA Architecture / Recherche.


— 

(1) Cités H.L.M. Marcellin-Berthelot et Provinces françaises (1956-58) et la cité Anatole-France (1955-1960, sous la dir. de Bernard Zehrfuss, Robert Camelot et Jean de Mailly) ; premiers bâtiments de l’Université Paris X Nanterre (1962-64, Jean-Paul et Jacques Chauliat) ; Maison de la culture (1967-1969, Michel Écochard) ; École d’architecture de Nanterre (1970-1971, Jacques Kalisz et Roger Salem) ; Cité Rathelot (1971, Zehrfuss) ; Préfecture et le Palais de justice des Hauts-de-Seine (1965-1972, André Wogenscky) ; Parc André Malraux (1972-1981, Jacques Sgard paysagiste) ; les immeubles Liberté, Égalité, Fraternité, Central Park et Vallona (1974-1975, Jasques Kalisz) ; Tours Nuages de la cité Pablo Picasso (1973-1981, Émile Aillaud). Voir : P.Chabard, V. Picon-Lefebvre (sous la dir. de). La Défense. Un dictionnaire : architecture / politique, Parenthèses, Marseille, 2012.

(2) Comme lorsque Architectural Review place « Le cheval de trait de Roger des Prés sur le Grand Axe » en couverture de sa livraison « On Rethinking the Rural », n° 1450, avril 2018.

(3) http://www.lafermedubonheur.fr/

(4) On reverra à ce propos, « L’EPAD et le projet grand axe ». [extrait du JT Midi Paris Île-de-France] France 3 Paris, 27 juin 1998 [https://www.ina.fr/video/PA00001235855].

(5) Florian Haydn, ‎Robert Temel (sous la dir. de). Temporary Urban Spaces : Concepts for the Use of City Spaces, Berlin, Birkhauser, 2006 ; Bastian Lange, Senatsverwaltung für Stadtentwicklung und Umwelt Berlin (sous la dir. de). Urban pioneers. Temporary use and urban development in Berlin, Berlin, Jovis, 2007 ; Peter Bishop, Lesley Williams. The temporary city, Oxon, Routledge, 2012 ; Philipp Oswalt, Philipp Misselwitz, Klaus Overmeyer. Urban Catalyst : the Power of Temporary Use, Berlin, Dom publishers, 2013 ; Francesca Ferguson, Urban Drift Projects (sous la dir. de). Make_Shift City. Renegotiating the Urban Commons, Berlin, Jovis, 2014.