Anton Roland Laub



Un texte d’ANDREI MIULESCU (RO) sur un sujet photographique de ANTON ROLAND LAUB (RO)

Un projet de rééducation architecturale

Les chantiers communistes des années quatre-vingt ont engendré la destruction d’un tiers du centre-ville de Bucarest. Leur objectif était l’édification de grandes infrastructures bureaucratiques regroupant les institutions politiques nationales. Aujourd’hui, trente ans après la chute de la dictature, ces chantiers inaboutis sont devenus des cicatrices dans l’urbanisme bucarestois.

Les églises présentées ici par Anton Roland Laub font partie des cobayes de ce processus destructif. Elles en sont en même temps les survivantes accidentelles et les victimes collatérales.



Anton Roland Laub nous offre ici un témoignage contemporain sur la transformation urbanistique de Bucarest pendant la dernière décennie du communisme.

Dans l’histoire récente de la capitale roumaine, les années quatre-vingt ont marqué le moment du démarrage des derniers chantiers étatiques majeurs dont l’objectif était d’assurer la pérennité du régime. En s’inspirant de l’exemple coréen, la famille Ceausescu espérait construire un pouvoir dynastique, autarcique et profondément totalitaire. L’objectif était d’édifier de grandes infrastructures bureaucratiques capables de regrouper et contrôler la majorité des institutions politiques nationales. Ces travaux ont engendré des destructions importantes sur un tiers du centre-ville historique de Bucarest. Aujourd’hui, trente-cinq ans après la chute de la dictature communiste, ces grands chantiers urbanistiques inaboutis se présentent comme des cicatrices dans la morphologie bucarestoise. Des terrains vagues, des artères de circulation surdimensionnées, des confrontations d’échelle absurdes et incompréhensibles…

Les églises présentées ici font partie des cobayes de ce processus destructif. Elles en sont en même temps les survivantes accidentelles et les victimes collatérales. Physiquement, elles ne sont rien d’autre que des vestiges mineurs d’un tissu urbain disparu. Autrefois, avant la restructuration communiste, ces édifices s’intégraient dans l’image générale de la capitale roumaine et généraient des centres d’importance locale. Aujourd’hui, après leur déplacement, ces architectures survivent, dans l’oubli, comme les prisonniers politiques de l’après-guerre.

En les contemplant, on pourrait presque parler de déportation ou de rééducation… Est-ce que ces concepts s’appliqueraient également à l’espace construit et pas uniquement à l’humain ? Le travail photographique présent a le mérite de faire resurgir ce type de questions historiques dérangeantes. Il pourrait se fonder sur les interrogations suivantes :

• Pourquoi un régime totalitaire a choisi de déplacer et, par ce biais, conserver des objets architecturaux mineurs ?

• Pourquoi un appareil technique et bureaucratique capable de projeter et d’exécuter le déplacement physique d’immeubles historiques entiers a dû être mis à l’œuvre uniquement pour la conservation d’édifices d’importance secondaire ?

• Est-ce que le processus de conservation par déracinement a été planifié en amont, a-t-il eu une importance politique, a-t-il représenté un compromis conscient entre les autorités communistes qui sentaient la pression de la perestroïka et la force occulte de l’Eglise Orthodoxe roumaine ?

• Le travail de destruction et de déplacement, avait-il comme objectif ultime l’anéantissement de la mémoire des lieux, par sa conservation dans un état fragmentaire, appauvri et décontextualisé ?

• Est-ce que le régime a subi une réelle pression de la part de la communauté diplomatique internationale et de l’intelligentzia roumaine à la suite de la démolition du monastère Văcăresti ? Le régime aurait essayé alors, par des actes de clémence culturelle, de récupérer le prestige perdu ?

Toutes ces questions ouvertes sont directement liées au rôle de l’intellectualité roumaine sous la dictature communiste, à la notion de Résistance par la culture(2) et au rôle socio-politique contemporain de l’Eglise Orthodoxe roumaine. Le travail exposé ne montre pas uniquement des églises en mouvement, mais questionne « l’Eglise » et le concept théologique de Symphonia(3) (gr. : συμφωνία) 5, l’accord politique consubstantiel à la tradition byzantine qui prévoit le support mutuel permanent entre l’état et le pouvoir ecclésiastique. La photographie questionne « l’Eglise en mouvement », son devenir et ses actions présentes ; elle parle du rôle confus et ambigu que l’Eglise continue de jouer dans le processus de déstructuration de la société roumaine.

Le témoignage photographique ne s’est pas focalisé sur le passé architectural, sur l’histoire précise des lieux ou sur leur valeur patrimoniale, mais sur le présent et sur la cicatrice urbaine résiduelle. L’exposition ne s’intéresse pas à la blessure, aux destructions et traumatismes originels, elle décrit, contextuellement et objectivement, la situation actuelle de ces fragments mineurs d’architecture. Les questions éthiques soulevées gravitent autour du rapport incertain entre tradition et contemporanéité et autour de la valeur communautaire du contexte construit. Dans une grande mesure, le travail parle de l’effacement progressif de la différence ontologique entre forme et fond, entre vérité et post-vérité. L’auteur nous propose de réfléchir à la problématique de l’indifférence, de l’aliénation, de la disparition des repères urbains, de l’oubli et de l’absence de contenu socio-culturel de l’architecture.

Fascinante en ce sens est l’attitude esthétique adoptée, le sujet est volontairement neutralisé, il présente la même force chromatique que le contexte dans lequel il a été déplacé. Les deux se confondent, se banalisent. L’attitude esthétique, le cadrage, la force chromatique, la valeur et la dimension photographique du sujet, le rapport géométrique entre forme et fond, transmettent un seul message : le déplacement urbain initial a comme objectif la banalisation, l’effacement des différences, l’uniformisation ontologique et l’inversion des valeurs.

La maîtrise photographique surprend cette réalité négative sans aucun soupçon de dévotion religieuse camouflée. L’auteur regarde, assemble les angles, recompose les images ou se focalise sur les détails incongrus qui complètent la réalité crue des édifices qu’il immortalise.

Comme dans le cas des prisonniers politiques ou des animaux des parcs zoologiques, condamnés à vivre dans des fosses bétonnées ou des huttes, l’oubli, l’indifférence ou le mépris des autorités ont fait que les églises s’adaptent à leur nouvel habitat.

La gravité ontologique de ce constat ne devrait pas être sous-estimée, ces objets ne sont plus des repères urbains, des vecteurs d’intérêt social, des structures polarisantes. Ces églises sont devenues des architectures orphelines qui ont également intériorisé leurs contradictions internes et leurs déformations. Qui se soucie encore actuellement du paradoxe que le portrait du maréchal Antonescu, fidèle allié d’Hitler, orne les murs d’une église érigée au 16ème siècle sous Michel le Brave et conservée par les autorités communistes. Ou que le processus de sauvegarde arbitraire, spécifique au totalitarisme, ait regroupé dans la même catégorie la synagogue de Bucarest et la mémoire controversée du maréchal.

Aujourd’hui, l’exposition nous montre uniquement les reliques de la réalité socio-culturelle que ces édifices ont représentées pendant des siècles. Le photographe donne alors la vraie mesure de l’importance sociétale de son témoignage. Il exprime graphiquement l’état de la conscience collective roumaine contemporaine, fragmentaire, sans objectifs à long terme, tantôt nostalgique, tantôt effervescente, mais toujours confuse.

Avec la même force, il interroge involontairement le rôle culturel et social de l’Eglise Orthodoxe. Aujourd’hui, celle-ci est devenue une « corporation privée » des plus influentes, possédant des moyens financiers similaires à ceux d’une grande multinationale. Actuellement, à l’intérieur de l’Eglise-Corporation, la résistance éthique et la collaboration politique se côtoient. L’esprit mystique de la tradition monastique s’est accommodé avec le capitalisme religieux. Cette alliance faustienne a généré des monstruosités architecturales, comme la nouvelle cathédrale dite du Salut de la Nation, dont le mauvais goût et la démesure rivalisent avec le délire d’inspiration coréenne de Ceausescu.

Dans cette réalité ecclésiastique, les petits fragments d’une spiritualité archaïque, conservés arbitrairement par le régime communiste, ne semblent plus trouver leur place et s’effacent dans l’oubli.

Pour conclure, il est important de rappeler que chaque église était en réalité le cœur d’une petite bourgade, un village au sein de la ville. Aujourd’hui, Bucarest est divisée en secteurs, les quartiers s’effacent pour faire place aux centres commerciaux.

Dans les images d’Anton Roland Laub, on devine les gabarits d’une ville habitée, appropriable, partagée. Son travail est une interrogation allégorique ouverte sur la valeur mémorielle de l’image de la cité et sur l’absence dévastatrice du dialogue urbain.

ANTON ROLAND LAUB

Anton Roland Laub est né à Bucarest (Roumanie) au XXème siècle.

Anton Roland Laub a obtenu une maîtrise à l’Académie des Beaux-Arts du Weißensee à Berlin dans la classe des professeurs Andreas Siekmann et Alice Creischer.

Auparavant, il a terminé ses études à la Nouvelle Ecole de Photographie de Berlin et a obtenu son diplôme du département des sciences des médias et de la communication de l’Université de Bucarest.

L’histoire récente de Bucarest, ainsi que l’héritage de la dictature de Ceausescu, sont l’un des principaux axes de sa pratique artistique.

Son travail est fondé sur une recherche approfondie, s’engageant dans des approches subversives dans le décodage des systèmes de pouvoir.

En 2018, il a été finaliste pour le Prix Nouvelle Découverte au Festival International de la Photographie « Les Rencontres d’Arles ».

En 2017, il a été nominé pour le prix du livre factice au Festival de photographie invisible d’Amsterdam et aux Rencontres d’Arles.

Le livre de photos "Mobile Churches", publié en édition trilingue (De/Fr/En) par Kehrer Verlag à Heidelberg, a été sélectionné pour le Prix du livre de photos FOLA à Buenos Aires.

Il a exposé entre autres à Photo Saint-Germain, Paris ; MakeCity Festival, Berlin ; Mois européen de la photographie, Athènes et Berlin ; FORMAT Photography Biennale, Derby ; atelier35, Bucarest.

Son travail est inclus entre autres dans la Collection de livres et d’art médiatique des Staatliche Museen zu Berlin, les Archives des Rencontres de la Photographie, Arles ; la Collection du Mémorial du Mur de Berlin ; la Collection du Musée de la Municipalité de Bucarest.

ANDREI MIULESCU

Andrei Miulescu est né à Câmpina (Roumanie) en 1985.

Architecte, Andrei Miulescu est diplômé en janvier 2009 de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française - La Cambre de Bruxelles après un parcours partagé entre les écoles d’architecture de Bucarest (2003-2005) et de Bruxelles (2005-2009). Depuis 2011, il enseigne le projet d’architecture à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles. Architecte praticien, sa collaboration à partir de 2008 au sein du bureau d’architecture Pierre Blondel Architectes lui a permis de s’impliquer dans la production du logement public et des équipements urbains à Bruxelles. Depuis 2013, il est également partenaire chez « Autrement architecture », une structure privée composée de trois architectes, tournée principalement vers la réalisation de petits projets privés d’architecture urbaine à Bruxelles. Entre 2014 et 2018, il s’est impliqué activement en tant que partenaire dans la création du collectif « DIA – architectures » dont la pratique se divise entre réflexions théoriques, urbanistiques et réalisations architecturales concrètes. Il vit et travaille à Bruxelles depuis 2005.


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(1) Monastère Văcărești : Le monastère Văcărești, construit par Nicolas Mavrocordato entre 1716 et 1722, fut un ensemble monastique de la ville de Bucarest, ayant servi également de chancellerie princière. Le monastère représentait un exemple architectural majeur de la Renaissance Valachienne, connue également sous le nom de Style Brâncovenesc. Il a été complètement démoli en 1986 par le régime communiste, malgré les protestations d’une série d’intellectuels et de la communauté internationale.

(2) Résistance par la culture : pendant la période communiste une grande partie des intellectuels a préféré collaborer avec le régime totalitaire. Le nombre de ceux qui ont choisi la voie de la résistance ouverte et de la dissidence, a été très réduit. Néanmoins, entre ces deux attitudes opposées, une catégorie d’intellectuels a construit un discours réaliste tout en essayant de contourner les rigueurs idéologiques. Ce phénomène a été identifié, surtout après 1990, par la notion de résistance par la culture.

(3) Symphonia : est un concept théologique chrétien qui prend ses racines dans la politique de Constantin le Grand et plus tard dans le code juridique de Justinien. Il prévoit que l’état et l’église doivent se compléter afin d’assurer l’équilibre des pouvoirs et qu’aucun des deux ne doit dominer l’autre. Cette conception continue d’avoir une grande importance dans la pensée politique des églises orthodoxes.