Taysir Batniji



Un texte de Damien Simonneau sur le projet photographique de Taysir Batniji

La double absence

Déplacement, exil, héritage : des thèmes associés à la condition palestinienne. Taysir Batniji pousse les portes des intérieurs de Palestiniens de Gaza et de Californie. Par la mise en valeur de portraits ou d’objets, il révèle le vécu d’un entre-deux, entre enfermement et dispersion, souvenir et disparition, ici et là-bas. Il témoigne ainsi de la double absence éprouvée par chaque exilé.

«  - Qui habitera notre maison après nous, père ?

 - Elle restera telle que nous l’avons laissée mon enfant (…)    - Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?    - Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent leurs habitants »

Mahmoud Darwich, « L’éternité du figuier de barbarie »,

Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? Actes Sud, 1996.



Palestine mandataire,1948. 700 000 Palestiniens sont poussés sur les routes de l’exil. Aujourd’hui environ cinq millions sont enregistrés comme réfugiés auprès des agences des Nations Unies et vivent en diaspora hors d’Israël et des territoires palestiniens. Le poète palestinien Mahmoud Darwich a su élever cette tragédie (« nakba » en arabe) au rang de métaphore universelle qui évoque les déchirures propres à tout exil. Vivant à Paris, originaire de Gaza, Taysir Batniji nous offre sa version de l’exil, de l’ancrage et de l’héritage palestinien dans deux séries photographiques : « Pères » (2006) et « Home Away From Home » (2017).

Là-bas.

Sur des murs délavés, carrelés ou lambrissés des boutiques de Gaza, s’affichent des portraits d’hommes. Ils sont soit posés négligemment, soit accrochés en respectant un effet de composition aux côtés de prières en arabe, d’horloges, de calendriers ou encore de diplômes. Taysir Batniji photographie ces portraits. Il intitule sa collection « Pères ».

Certes, on peut y déceler la marque de la société patriarcale palestinienne. On peut aussi y percevoir un hommage aux « pères » biologiques des tenanciers de ces boutiques. En effet, la majorité de ces hommes sont des anonymes, peut-être morts, comme nous le suggèrent des impressions en noir et blanc. Certains arborent une coupe de cheveux et une barbe modernes dégagées « à l’occidentale ». D’autres portent une sorte de ghutra entourée d’un agal comme les bédouins du Proche-Orient et de la péninsule arabique. D’autres portraits sont davantage reconnaissables : ce sont ceux de « pères » symboles de la résistance palestinienne face à l’occupation israélienne. C’est le cas du président égyptien Nasser, du président irakien Saddam Hussein, du premier président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat ou du fondateur du Hamas, Ahmed Yassine.

L’affichage de ces différents « pères » sur les murs des boutiques à Gaza trouble. La sphère privée avec les fondateurs de ces boutiques se confond avec la sphère publique et politique, avec les défenseurs de la cause palestinienne. L’œil du photographe saisit la mise en scène délibérée de l’hommage, de l’héritage et des signes d’arabité qui les accompagnent. Une mise en scène qui réaffirme les origines tout en faisant une revendication publique.

Ces portraits jouxtent sur certains clichés des produits israéliens visibles sur les étals des boutiques. La revendication de l’identité palestinienne s’exprime donc depuis un espace sous blocus, caractérisé par une situation d’enfermement des gazaouis. Comme si ces mises en scène d’un héritage familial et patriotique visaient à dénoncer et à lutter contre l’occupant affirmant publiquement la présence palestinienne sur la terre palestinienne.

«  Grimpe à mes côtés la dernière colline des chênes.

Et souviens-toi. Ici, le janissaire est tombé de sa mule de guerre

Tiens bon avec moi et nous reviendrons chez nous »

Mahmoud Darwich, «  L’éternité du figuier de barbarie »,

Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? Actes Sud, 1996.

Ici.

A l’inverse, les photos de la série «  Home Away From Home » ont pour décor un espace typiquement américain, à savoir les banlieues californiennes, un espace ouvert en quelque sorte d’un océan à l’autre. Taysir Batniji nous emmène chez des Palestiniens de la diaspora qui semblent y mener une vie paisible. Les intérieurs photographiés sont cossus, les boutiques pleines de produits américains, un revolver traîne, tout comme la « une » de l’élection de Barack Obama... Des images en somme très américaines.

Qui sont ces Palestiniens de la diaspora ? Un gérant fier de sa boutique, un médecin qui pose à son bureau, un homme qui prie sur la moquette crème d’une chambre vide, des enfants qui hissent un drapeau palestinien dans un trou de golf, comme un clin d’œil à « Raising the Flag on Iwo Jima » de Joe Rosenthal. Taysir Batniji photographie également des portraits de familles, symboles de réussite sociale à l’image de cet homme moustachu en smoking, conquérant, sourire hollywoodien aux lèvres.

Dans ces images pourtant, des détails ne trompent pas : de la décoration orientale, des photos d’hommes en djellaba, des passeports palestiniens, des prières, des keffieh noir et blanc… Bref, des réminiscences des origines palestiniennes distillées par-ci par-là. Le photographe ici semble à l’affût de ces détails. Il guette les mises en scènes de l’ancrage palestinien comme s’il fallait les chercher dans un décor plus vaste, comme noyées voire perdues dans des intérieurs et des espaces américanisés.

Double absence.

« Pères » et « Home Away From Home » partagent le souci de décrire un état d’absence ou de non-présence. D’un côté, les portraits de « pères » renvoient aux origines comme gestes de résistance à la menace de disparition causée par l’avancée de l’occupation israélienne. De l’autre, les détails palestiniens présents dans ces univers californiens renvoient aux origines comme souvenirs à préserver contre la dilution dans le creuset américain. Ces origines sont donc tour à tour subies, brandies, anecdotiques ou reconstruites.

Ces deux séries constituent un élégant témoignage de la condition palestinienne d’aujourd’hui à l’heure où cette cause pour l’autodétermination disparaît des agendas politiques des diplomaties arabes comme occidentales. Le Palestinien est la figure de l’exil de la seconde moitié du XXème siècle. Les Palestiniens vivent dans une sorte de temps suspendu, en attente d’une résolution politique qui ne vient pas. Ils cultivent à leur manière leurs origines, comme des enfermés en résistance manifeste à Gaza ou comme des immigrés aux souvenirs éparses aux États-Unis.

Au-delà de leurs cas particuliers, ils préfigurent les expériences migratoires récentes. Pour reprendre les termes du sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad dans La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (Paris, Seuil, coll. « Liber », 1999), l’étranger n’en finit jamais d’immigrer. Sa condition est celle d’une double absence : plus complètement de là-bas, pas vraiment d’ici non plus. L’émigré tait les souffrances liées à sa condition d’exilé et les déchirures sur les raisons de son départ.

Toute la beauté du travail photographique de Taysir Batniji est d’en capturer les manifestations palestiniennes tout en leur donnant un écho universel.

Et si nous nous saisissions du mot universel pour tenter une conclusion dans laquelle l’ensemble du travail de Taysir Batniji prendrait sa place ? Nous tordrions le cou sciemment, en clin d’œil, au titre même de cet article, utilisé perfidement en toute connaissance de cause ?

Précisons : le contexte d’une triennale de photographie met dans l’ombre la dimension polymorphe du travail du plasticien. Le titre thématisé « Espaces des Origines / Origines des Espaces » oriente la lecture des images. Qui plus est, la sélection des séries photographiques faite préalablement par le commissaire établit des correspondances de sens qui valent comme hypothèse circonstancielle sans pour autant correspondre totalement à la posture artistique générale de Taysir Batniji.

Ne sont-ce finalement pas là les règles admises d’un jeu où le texte, en toute liberté, se défend d’être le strict commentaire sur une œuvre et se saisit de cette dernière pour créer son propre récit ? Néanmoins, nous conviendrons que la double absence (nous devrions ici parler plus précisément d’un double rejet) à laquelle nous convie bien évidemment Taysir Batniji, c’est celle de la soumission et de la détermination désespérée à laquelle la condition d’émigré en exil pourrait complaisamment renvoyer. Car la posture du plasticien palestinien est celle de « l’action », au sens artistique comme au sens politique du terme, l’un et l’autre étant à ses yeux indissociables. « L’homme ne vit pas seulement de pain », « Comme de l’eau », « Hannoun » procèdent de la mise à l’épreuve par un travail lent, presque méditatif. Ce travail met en lumière la faculté, revendique le pouvoir du « re-commencement » permanent théorisé par Hannah Arendt. Ce principe actif du « re-commencement » est bien différent de la notion plus déterministe de « l’origine ». A travers son œuvre, Taysir Batniji est en équilibre parfait entre « qui il est », à savoir l’acteur engendré et rendu lisible par sa propre action, naissant de son propre geste, et « ce qu’il est », l’auteur préalable à l’action, prédestiné par la contingence des circonstances palestiniennes. C’est en homme « politique » et libre qu’il va au-delà de ces déterminations originelles sans pour autant les nier et donne à ses espaces une forme d’universalité.

TAYSIR BATNIJI

Taysir Batniji est né à Gaza (Palestine) en 1966.

Diplômé en arts à l’Université nationale An-Najah de Naplouse, Taysir Batniji poursuit ses études à l’École nationale supérieure d’art de Bourges entre 1995 et 1997. Ne pouvant se rendre librement en Palestine, il s’est établi en 2006 à Paris où il développe une pratique artistique pluridisciplinaire (photographie, vidéo, dessin, installation, objets / sculpture, performance, etc.).

L’œuvre de Taysir Batniji, teintée d’impermanence et de fragilité, puise son inspiration dans un vécu subjectif, tout en restant ancrée dans l’actualité et l’histoire. Par le biais d’une approche distanciée, il détourne, étire, joue avec son sujet initial, de manière à proposer un regard poétique, parfois grinçant, sur la réalité.

Depuis 2002, il multiplie les participations à de nombreuses expositions, biennales et résidences en Europe et dans le monde.

Il a été le lauréat du programme « Immersion » de la Fondation Hermès, en alliance avec la Fondation Aperture en 2017, et du Prix Abraaj en 2012. Ses œuvres font partie des collections d’institutions prestigieuses dont le Centre Pompidou et la FNAC en France, le V&A et l’Imperial War Museum à Londres, la Queensland Art Gallery en Australie et le Zayed National Museum à Abu Dhabi.

Taysir Batniji est représenté par les galeries Sfeir-Semler (Hamburg/Beirut) et Éric Dupont (Paris).

« Si la notion d’un chez-soi réclamé (maison, patrie, terre…) scande le travail de l’artiste palestinien, tels les droits que l’on exige à juste titre, ce n’est jamais sans inclure sa propre fragilité, ses propres mutations ou interstices. Au confort et à l’immuabilité du home (sweet home), Taysir Batniji oppose le mobilhome. » (Sophie Jaulmes)

DAMIEN SIMONNEAU

Damien Simonneau est né à La Roche Sur Yon (France) en 1987.

Docteur en sciences politiques de l’Université de Bordeaux, Damien Simonneau enseigne aujourd’hui les Relations Internationales à l’Université Saint Louis de Bruxelles. Ses recherches portent sur la sécurité frontalière appréhendée sous l’angle de sa mise en scène et de ses controverses entre acteurs sociaux et étatiques impliqués. Damien Simonneau a enquêté auprès des mobilisations en faveur des "murs de séparation" en Israël/Palestine et à la frontière Etats-Unis/Mexique. Il en a tiré plusieurs articles et un ouvrage intitulé L’obsession du mur (Peter Lang, à paraître). Il enquête à présent sur la défense d’une politique migratoire alternative en France et en Belgique de la part de la société civile et sur le rôle des acteurs commerciaux dans l’aménagement des frontières tant en Belgique dans le cadre du Brexit qu’en Arizona face au "Mur de Trump". Ses analyses se situent au croisement des études critiques de sécurité, de la sociologie de l’action publique et des études frontalières. Damien Simonneau est rattaché au Centre Emile Durkheim (Sciences Po de Bordeaux) et au CReSPo (Université Saint Louis de Bruxelles).