Jonathan Torgovnic



Un texte de Charlotte Pezeril sur le projet photographique de Jonathan Torgovnic



Cette série photographique de Jonathan Torgovnic montre l’invisible et interroge la capacité de la photographie à rendre compte du réel. Des femmes, des enfants, des maisons ; tout cela peut paraître familier. Puis on plonge dans les regards droits et lointains de ces mères et on lit des témoignages, de viol et de violences. Le choix artistique se révèle éminemment politique. La puissance de son travail est que s’il interroge notre rapport à la violence, il convoque aussi notre commune humanité à travers nos filiations, nos « racines », finalement notre rapport à soi, aux autres et au monde.

Les viols invisibles

Cette série photographique montre l’invisible, nous raconte l’indicible. Elle interroge tout autant la capacité, ou l’incapacité, de la photographie à rendre compte du réel que celle de nos corps à montrer ce que nous sommes et ce que nous avons vécu. Elle interroge aussi, à l’arrière-plan pourrait-on oser dire, notre humanité, à travers notre corporalité, notre filiation, notre rapport à soi, aux autres et au monde. Dans quelle mesure la photographie peut-elle rendre compte de tout cela, du soi et du chez-soi, de nos histoires intimes et collectives, de notre commune et déchirante humanité, au cœur de l’habiter ?

La réponse du projet de Jonathan Torgovnic est puissante et sans appel.

Des paysages, grandioses, paisibles, étirés…

Des maisons, rudimentaires.

Des femmes et des enfants, dignes, à distance ou enlacés, complices ou isolés, devant des maisons.

Leur maison.

Tout cela peut paraître familier : des femmes, des enfants, des maisons, des villages, comme l’éloge d’un quotidien familial banal, si ce n’est radieux.

Nous en sommes loin.

Le choix artistique est éminemment politique.

Avec le portrait, anodin, le « home » évoque le « sweet home », le lieu des origines, le lieu du nuptial, de la naissance, de la construction, de la génèse et de l’avenir partagé.

Des femmes et leurs enfants, devant leur maison, au cœur de leur village, des portraits comme des revendications, comme des consécrations.

Mais si les portes et les fenêtres sont entrouvertes, les intérieurs sont sombres et profonds, un peu comme si notre regard était pudiquement invité à rester sur le seuil, à ne pas pénétrer l’intime.

Alors on plonge dans les regards droits, sombres et lointains de ces mères et de leurs enfants, comme étrangers à leur corps apparemment inhabités.

Et on lit.

Des témoignages.

Le portrait se glace tout autant que notre sang, notre regard qui aurait pu oser la distraction s’accroche subitement : Jonathan Torgovnic a trouvé le ton photographique juste, sa retenue et sa pudeur au cœur d’un abîme séparant le visible et le vécu font de son projet photographique une arme de guerre. Le contraste est saisissant entre la sérénité de ce qui est montré dans l’image et la dureté de ce qui est raconté dans les textes.

Que donnent à voir nos corps et leurs dispositions dans l’espace à l’oeil photographique ?

Cette série se déroule en République Démocratique du Congo, où la guerre d’agression ougando-rwandaise menée dans le Kivu a fait plus de 4 millions de morts durant deux décennies et laissé environ 500.000 femmes et petites filles violées, et des hommes (il faut un qualificatif), dont le nombre n’a pas été estimé(1) . Depuis, le viol est devenu un crime de « paix » ou plutôt de « simili-paix », un acte ordinaire pour les milices, permettant d’extirper des terres, des matières premières (notamment le précieux coltan) ou le peu de biens des familles. Une économie sexuelle de la prédation. Il s’agirait cependant de ne pas restreindre ce fait au Congo ni même à la guerre.

Le viol en tant qu’arme de guerre est pourtant une triste constante de l’histoire, largement documenté pendant la seconde guerre mondiale (et commis autant par les alliés héroïques, notamment les troupes russes débarquant dans l’Allemagne nazie vaincue, que les Français se vengeant sur les femmes « collabos ») et, plus récemment, pendant la guerre en ex-Yougoslavie. C’est d’ailleurs cette dernière qui amènera l’ONU et les tribunaux internationaux à reconnaître le « viol en temps de guerre » comme un crime contre l’humanité en 1993.

Le viol et les violences sexuelles sont aussi une constante anthropologique, plus ou moins ritualisée, légitimée ou condamnée, qui s’abat principalement sur les femmes. Ils s’avèrent beaucoup plus fréquents, y compris dans nos sociétés dites occidentales et pacifiées, et s’insèrent dans le connu et l’intime. Les enquêtes montrent que le stéréotype du « barbare », de ce violeur inconnu, souvent racisé, qui surgit dans la rue en pleine nuit, correspond assez peu au profil des agresseurs. La grande enquête ENVEFF en France rappelle que « C’est dans l’intimité de l’espace conjugal que sont perpétrées le plus de violences de toutes natures »(2). La maison n’est donc pas toujours synonyme de sécurité, bien au contraire. Si les femmes n’ont pas toutes intégré cette information, elles sentent souvent, très jeunes, de par leurs expériences récurrentes du harcèlement de rue et d’autres mécanismes de domination, que leur corps ne leur appartient pas intégralement ; que le viol est presque un risque inhérent au fait d’être une femme dans une société patriarcale. La sexualité est un outil de domination politique qui fabrique le désir de l’homme comme hors-de-contrôle et la honte de la femme « qui l’aurait bien cherché » et finalement qui y prendrait même du plaisir ... Le viol a donc aussi cette spécificité de faire l’objet d’une condamnation éthique unanime (d’ailleurs les hommes ne se considèrent jamais comme des violeurs) et d’une banalisation affligeante sur le terrain, dès que l’on dénombre et écoute celles et ceux qui le dénoncent.

Le viol interroge notre rapport à la violence, en temps de guerre comme en temps de paix, il n’est pas un crime parmi d’autres. Sa fonction n’est pas seulement de punir ou de blesser, mais bien de posséder, de tenter d’annexer le corps de l’Autre, celui qui est devenu l’Ennemi, même s’il était la veille le voisin, le frère ou l’ami. Il vise généralement le corps des femmes et, à travers lui, la « matrice anthropologique ». Il tente ainsi de pénétrer symboliquement le corps social ennemi, de le transformer, de s’approprier son identité collective. Fondamentalement, il est ancré dans la croyance en la transmission du lien de filiation par le « sang ». L’anthropologie a montré que l’enjeu de la sexualité des femmes est la maîtrise du lien de filiation par les hommes de la famille. Naoum-Grappe souligne que « le violeur achève la destruction de l’identité masculine de l’ennemi en prenant sa place » , dans un geste visant à « purifier » le lien de filiation. C’est pourquoi la particularité du viol est d’être le seul crime où c’est la victime elle-même qui est sanctionnée, voire souillée par cet acte, y compris à ses propres yeux. Elle peut se retrouver chassée de sa maison, exclue de sa famille ou du village, mise à l’écart, en devant vivre avec une image de soi abîmée aux yeux d’autrui, parfois d’elle-même, souvent avec le VIH/sida en prime. Ce crime sans auteur laisse des traces ineffaçables sur ses victimes, c’en est même le but premier. Elles sont censées ne pas s’en remettre, comme nous dit Virginie Despentes : « Post-viol, la seule attitude tolérée consiste à retourner la violence contre soi » . Où est alors la possibilité non seulement d’y survivre, mais de se relever, d’exister à nouveau ? Comment ? Dans quel lieu ?

Cette question résonne particulièrement face à ces images. Les photographies de Jonathan Torgovnic nous montrent comment elles et ils se tiennent droit·es, devant leur maison, au milieu du village, qui les a pourtant abandonné·es. C’est le tragique de l’histoire, de ces femmes stigmatisées, parfois exclues ou humiliées pour avoir engendré le fruit de la honte ; alors qu’elles ont déjà vécu ce que l’on ne peut imaginer, elles doivent encore en payer le prix. La photographie peut-elle leur rendre une certaine dignité ou reconnaissance ? Elle ouvre la possibilité de les faire appartenir, à nouveau, à la communauté. Ces femmes se tiennent avec leur·s enfant·s né·s de ces viols, posant publiquement devant leur chez-soi, signifiant peut-être ainsi leur volonté d’être là, parmi celles et ceux qui les entourent, de s’approprier cet espace privé dans l’en-commun de la communauté. Poser devient une revendication de vie, de filiation reconnue et d’appartenance collective, un outil ou une preuve de résilience dans leur parcours. Elles et leur·s enfant·s peuvent exister à nouveau (aux yeux de ?) à leur communauté et au monde à travers l’image.

Et si la maison peut être un lieu de violences, comme nous l’avons vu, elle reste un espace symboliquement protecteur. Chacun·e devrait pouvoir en fixer les limites. Cette série photographique nous le rappelle tragiquement.

JONATHAN TORGOVNIK

Jonathan Torgovnik est né à Tel Aviv (Israël) en 1969.

Jonathan Torgovnik croit fermement au pouvoir de la photographie comme catalyseur de changement social et s’engage à documenter les questions relatives à l’injustice sociale, aux droits de l’homme, aux traumatismes et à la santé mondiale. Jonathan Torgovnik est un photographe primé, un cinéaste nominé aux Emmy Awards et un éducateur. Ses projets documentaires personnels traitant de questions sociales ont été récompensés par de nombreux prix et distinctions, tels que la bourse du Centre Pulitzer pour le reportage de crise, le prix du portrait photographique de la National Portrait Gallery du Royaume-Uni, le Prix Découverte d’Arles, la bourse du projet de photographie documentaire de l’Open Society Foundations et la bourse Getty Images pour la photographie éditoriale. Il a également reçu des prix de la World Press Photo Foundation, du Picture Of The Year International, des American Photography Awards et des Communication Arts. Il est l’auteur de deux livres : Bollywood Dreams ; An Exploration of the Motion Picture Industry and it’s Culture in India (Phaidon), et Intended Consequences : Les enfants rwandais nés d’un viol (Aperture). Ses œuvres ont fait l’objet de nombreuses expositions individuelles et collectives dans des musées, des galeries et des institutions du monde entier et font partie des collections permanentes du Museum of Fine Arts de Houston, de la Bibliothèque nationale de France à Paris et de la Library of Congress à Washington, DC. Jonathan Torgovnik est le fondateur de la Fondation Rwanda qui soutient l’enseignement secondaire pour les enfants nés de viols pendant le génocide rwandais.

CHARLOTTE PEZERIL

Charlotte Pezeril est née à Marseille (France) en 1975.

Charlotte Pezeril est anthropologue, directrice de l’Observatoire du sida et des sexualités de l’Université Saint-Louis de Bruxelles. Après son doctorat en anthropologie religieuse au Sénégal (publié en 2008 Islam, marginalité et mysticisme : les Baay Faal du Sénégal, Paris, L’Harmattan), ses recherches s’orientent vers les questions de stigmatisation et de discrimination des personnes vivant avec le VIH en Belgique. Inscrite dans une perspective intersectionnelle, ses recherches tentent de croiser les études de genre et les approches post ou décoloniales afin de mieux comprendre les inégalités et les rapports sociaux de domination.

Elle est enseignante dans le master interuniversitaire de spécialisation en études de genre (« Sciences sociales et genre : lecture critique de textes ») et est membre du Comité Femmes et Sciences et Conseillère du Recteur pour la politique de genre de l’Université Saint-Louis de Bruxelles.


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(1) Awa Angélique, Violence sexuelle comme arme de guerre (RDC), Mémoire de l’Université d’Oslo, 2012, en ligne : https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/35195/3x_12_1012_AWAxMASTEROPPGAVEx2012x.pdf

(2) Jaspard Maryse, ENVEFF, « Nommer et compter les violences envers les femmes : une première enquête nationale en France », Populations & sociétés, n° 364, janvier 2001, p. 3.