Felix Colardelle



Un texte de Marc Mawet sur le projet photographique de Félix Colardelle

LES VILLES INVISIBLES

Et si le bidonville et les migrants de Calais parlaient essentiellement de notre monde désenchanté et dans le même temps des gestes originels les plus élémentaires de notre civilisation ? Félix Colardelle éclaire avec patience les territoires de notre torpeur, témoigne avec lenteur des égarements coupables de notre surabondance et relève avec pudeur les indices des actes fondateurs de l’habiter.

Dans le livre « Les villes invisibles » d’Italo Calvino, l’empereur de Chine Kublai Khan prend conscience qu’il ne connaît rien de son vaste empire et que l’étendue de ce dernier est telle qu’il lui restera étranger si une autre personne ne l’explore pas à sa place. C’est ainsi qu’il invite Marco Polo à mener des expéditions exploratoires et à lui revenir avec des descriptions précises de ses villes sujettes.

Nous découvrons le travail que Félix Colardelle nous propose sur le bidonville de Calais.

Dans le même temps, nous partageons la vie des migrants qui est le sujet de son projet photographique. Il nous plaît d’imaginer que nous serions littéralement dans la transposition du récit calvinien, les spectateurs européens que nous sommes étant à leur corps défendant les empereurs désenchantés d’un royaume inconscient et les migrants d’infortune les étrangers voyageurs éclairant sans le vouloir les gestes civilisationnels premiers qui instituent nos villes et territoires. Certes, le photographe et les demandeurs d’asile n’ont pas été véritablement invités par l’Europe comme lecteurs et narrateurs du réel. Plus encore, leur intrusion suscite plus de répulsion et d’hostilité que de soin et de bienveillance. Nous sommes loin de cette complicité qui relie Marco Polo et Kublai Khan. Néanmoins, « l’être ailleurs » ou « l’être d’ailleurs » constitue bien le pivot de la narration de cette photographie documentaire critique qui vise - c’est notre hypothèse - à témoigner que nous sommes tout d’abord « étrangers à nous-mêmes » (1).

Il y a dans le témoignage comme un refus de l’aveuglement, un refus ambitieux, pédagogique et politique.

C’est pour cela que Félix Colardelle prend le temps de témoigner, comme pour nous inviter à décélérer.

Il le prend littéralement, du point de vue strictement photographique, par le travail à la chambre, assumant ainsi, consciemment, la lenteur de la prise de vue.

Mais par ce choix technique, c’est fondamentalement l’espace et le statut de l’image qu’il détermine : une image qui informe mais surtout qui instruit, dans un juste équilibre entre la distance (démarche artistique) et la proximité avec le sujet photographié dont la confiance doit être gagnée.

Assurément, Félix Colardelle témoigne sur le bidonville de Calais, démantelé le 24 octobre 2016, dès 6 heures du matin. Il photographie la réalité de la vie de près de 10.000 migrants, afghans, kurdes, syriens, irakiens ou soudanais. Il cadre les structures d’accueil étatiques impersonnelles autant que les campements informels, la précarité et l’insalubrité autant que la rigueur concentrationnaire.

Mais au-delà de cette réalité circonstancielle, il prend le temps de nous ouvrir les yeux, nous offre une occasion de nous réapproprier le pouvoir de penser et d’agir. Inviter à décélérer, certes, mais pour comprendre et peut-être ensuite mieux maîtriser.

Et c’est en cela que la comparaison avec le livre de Calvino n’est pas forcée puisque précisément, l’enjeu de cette rencontre est moins le voyeurisme du pittoresque, de l’exotisme et de la bigarrure que la compréhension du ou des phénomènes architecturaux, urbains, territoriaux, de modèles qui pourraient ainsi parler d’universel plus que de différence, d’origine plus que d’origines. Nous confronter à ce que nous ne voulons pas voir mais aussi rendre visible ce que nous avons oublié. Une guerre contre l’aveuglement ou l’amnésie.

Prendre le temps d’accepter de balayer d’un revers de main les faussement pudiques guillemets qui accompagnent généralement le mot « Jungle ». Cachent-ils notre mépris, notre dégoût, notre incompréhension, notre angoisse ou les quatre à la fois ? Que veut dire « habiter le monde » lorsqu’on clame ce vœu pieux au cœur d’une forteresse productiviste et consumériste qui maintient « hors les murs » ceux qui sont exclus d’un prétendu progrès ? Et si la « Jungle » est la métaphore d’un espace social où règnerait la loi du plus fort, cette sémantique ne nous renvoie-t-elle pas violemment à notre position de dominant construisant notre propre organisation sociale sur la ségrégation si lisible dans nos structures urbaines même ?

Toléré sur un ancien site d’enfouissement industriel classé Seveso, le bidonville étatique de Calais témoigne à merveille du cynisme d’une civilisation du déchet où les détritus sont subitement humains.

Miroir désenchanté que tend l’étranger à la conscience de Kublai Khan.

Mais si les guillemets qui décorent joliment le mot « Jungle » renvoient à la bestialité de ces pauvres hères pestiférant entre abris de fortune, détritus de tous genres et lagons putrides, alors l’architecture peut aider à remettre les pendules à l’heure.

Oui, les dispositifs matériels mis en place par les migrants le sont pour la survie et, dans ce sens, relèvent de pulsions instinctuelles primaires, animales. Par distraction ou négligence, ils pourraient relever de ce que Renaud Pleitinx appelle le « gîte » animal, exclusivement destiné à nidifier, protéger contre les prédateurs ou les intempéries, procurer quelques soins, stocker de la nourriture et dormir. Mais à bien y regarder, une démultiplication de petites opérations rationnelles témoigne d’un « processus de mise en forme » et de « formulation » qui distingue par principe « la production de l’habitat humain de l’édification du gîte animal », qui « dénature ou acculture » l’abri de fortune pour reprendre toujours les thèses de Renaud Pleitinx. Le gîte n’est « qu’univocité fonctionnelle et remarquable immuabilité », alors que l’habitat offre une inépuisable diversité de réponses et de produits issus de la « formalisation » et de la « formulation ». S’organiser en quartiers, construire des « restaurants » et des « magasins » pour sociabiliser, transformer une tente en église pour manifester du commun, ajouter des marquises et des parvis en bois à des bâches couturées pour instruire un protocole d’accueil, accrocher des signes pour personnaliser des espaces déterritorialisés, construire sur pilotis pour vaincre les éléments mais aussi dominer un territoire de quelque nature qu’il soit : la liste de ce qui ne relève que du détail pour les plus distraits d’entre nous s’allonge à l’envi. L’architecture, l’habitat du transitoire approprié marquent la revendication d’une forme de dignité tout autant que la manifestation d’une activité éminemment culturelle.

Marco Polo d’un empire qui échappe à notre conscience de nantis repus, Félix Colardelle et les migrants qu’il photographie nous renvoient à cette nécessité originelle.

FELIX COLARDELLE

Félix Colardelle est né à Paris (France) en 1993.

Félix Colardelle a suivi des études de photographie à l’Ecole supérieure des Arts Visuels « ESA le75 » à Bruxelles et obtenu son diplôme en 2016. Diplômé, il remporte une résidence à la galerie Contretype pour son travail sur la « jungle » de Calais et présente son travail dans divers festivals. Il réalise plusieurs reportages photographiques et donne aussi plusieurs conférences sur son travail. Ses projets les plus récents ont été réalisés à la suite d’un voyage de six mois à travers le Proche Orient (Turquie - Liban - Arménie) accompagné d’une « chambre grand format ». Aujourd’hui, il vit à Marseille. Installé récemment, il s’intéresse au traitement des déchets dans la région afin de débuter un travail photographique et sociologique sur ce sujet.

Son approche de la photographie se dirige vers le documentaire et l’anthropologie visuelle. Travaillant l’image comme le texte, il cherche souvent à travers ses travaux à questionner l’humain sur les relations qu’il entretient tant avec son environnement naturel que social. La rencontre devient alors élément principal dans son travail et donne du sens à l’acte photographique pour pouvoir partager non seulement une image, mais encore tout ce qui l’a générée. La photographie est le prétexte qui permet de rassembler le photographe et son sujet, le photographe et son public, et enfin le public face au sujet. C’est le lien qui permet à un univers d’en effleurer temporairement un autre, et de s’y confronter.

MARC MAWET

Marc Mawet est né à Mons (Belgique) en 1966.

Marc Mawet est architecte diplômé de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française - La Cambre de Bruxelles (1988) où il enseigne de 1993 à 2000 en tant que coordinateur de l’atelier de seconde année de candidature. Il est depuis 2000 professeur à l’Université Libre de Bruxelles. Il est par ailleurs architecte indépendant et scénographe. Il co-dirige l’Atelier d’Architecture Matador depuis 1994, agence active dans la défense d’une architecture contemporaine d’auteur et primée à diverses reprises pour ses démarches et réalisations. Il coordonna une mission photographique sur les projets architecturaux et urbanistiques de la ville de Mons dans le cadre de son statut de Capitale européenne de la Culture en 2015.

Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.


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(1) KRISTEVA, Julia, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, Collection Folio Essais, 1991

(2) PLEITINX, Renaud, Théorie du fait architectural : Pour une science de l’habitat, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2019, Pages 35,36,37