Guy-Joel Ollivier



Un texte de Alexandre Faure sur le projet photographique de Guy-Joel Ollivier

Fréhel, un lapicide diastémique

Fréhel aurait pu être cet album composé au retour de vacances. Seulement, il y a quelque chose entre qui donne une dimension supplémentaire. Oui, Fréhel est un lapicide diastémique. C’est l’éclat d’une marche littorale hors des sentiers battus. Une promenade comme déplacement hasardeux du corps, apparaissant plus proche de la chicane que de l’itinéraire repéré. Ainsi, cette série conteste l’idée du lieu de l’unité, et en cela, elle emporte une vérité : le lieu est muet, la pierre ne parle pas. Quel est alors ce paysage qui se dévoile, entre ?

« Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors. »

Jacques Lacan

Fréhel aurait pu être cet album composé au retour de vacances ; vous savez, ces photos de voyages qui vagissent au fond d’un placard ou d’un tiroir. C’est étrange ce penchant que nous avons d’emporter avec nous des captures de morceaux d’espaces visités, que nous montrons une fois rentrés. Georges Didi-Huberman note : « Une image est faite pour être regardée par autrui(1) . » Après l’instant de voir qui capture, vient le temps second du regard extérieur qui termine le geste. D’ailleurs, la langue courante le désigne lorsqu’il s’agira de prendre une photo : de quelle prise s’agit-il ? Du latin prendere, prendre est la contraction de saisir et surprendre, d’être saisi sur le fait. Alors, serait-ce plutôt la chose qui nous prend, le tableau qui nous regarde ? Une fois prises, que faire de ces photos ? Autre hasard, la langue est telle qu’il y a une différence entre photo et photographie. La seconde implique le graphein, soit ce qui écrit. Par conséquent, existe-t-il un point où la lumière révèle quelque chose qui s’écrit ?

Fréhel est un lapicide diastémique. C’est l’éclat d’une marche littorale hors de tous sentiers battus. Une promenade comme déplacement hasardeux du corps, qui apparaît plus proche de la chicane que de l’itinéraire repéré. Toutefois, apprend-on à marcher ? Son apparition chez l’enfant intervient lorsqu’il existera un là-bas ; là-bas désirable où quelque chose est à chercher, différent de l’ici du corps propre.

Son travail artisanal des images fait de Guy-jöel Ollivier un photographe qui pense avec ses pieds. Un mouvement involontaire se dessine au gré de ce qui le regarde : comment jamais faire se rejoindre ce qui me regarde avec une représentation ? Improbable doublure, impossible suture. De ces deux pliures, il se déduit que le réel manque à se représenter, pour percevoir uniquement des tenant-lieux de représentation.

Avec Fréhel, pas moyen de lui emboîter le pas sans insister pour dépasser la contemplation romantique et nostalgique. Une invitation à dépasser l’image a priori, pour forcer la signalétique topographique qui empêche toute forme possible d’engagement de celui qui regarde. En effet, le lieu est toujours déjà interprété ; interprété par un discours, son usage, ses constructions, son utilité, sa cartographie pour donner lieu à l’espace. Ces photographies laissent une étrange impression tellement leur banalité pourrait sembler criante. J’aurais presque pu en faire de même, seulement je ne l’ai pas fait. Du reste, elles contestent le donner à voir, en dévoilant l’in-vu, ce qui ne se regarde pas. Fréhel ne fixe pas, elle révèle, elle ouvre et invite à penser la quotidienneté du lieu.

Guy-joël Ollivier est homme qui se tient devant. Oui, son mode d’être photographique tient au « là-devant » ; devant le littoral comme stigmate spatial, soit précisément cet endroit dans lequel on ne peut s’installer. Qui penserait à habiter en ce point littoral, lorsqu’habiter a le sens « d’être en familiarité avec » ? Il se fait lecteur du littoral, littéral, abandonnant les fameuses habitudes intellectuelles – on parle bien de clichés –, les barrages du sens commun au profit du retentissement de l’interligne, du lire entre. De cet écart s’ouvre l’espace d’une lecture.

Dans ce parcours photographique, Guy-joël Ollivier contraint ; il contraint le lecteur d’image à y mettre du sien, tout comme le corps du photographe l’aura conduit ici et là sous la forme de l’erre. Errer n’est pas égarer. L’erre est ce mouvement résiduel d’un corps, une fois toute propulsion mécanique stoppée. Le pied heurte, l’œil est requis. Plus habitué à ladite protection du littoral comme lieu sacré – du latin sancire, délimiter, entourer, interdire –ce travail insiste comme profanation, c’est-à-dire appropriation, mise en mouvement, iconoclasme, bref dé-paysement. Guy-joël Ollivier se fait œil qui déshabille, qui dénude la sédimentation d’un territoire, donnant asile à la brutalité première de la pierre. Effeuillage photographique, érosion du temps. La pierre est réfractaire au sens, difficilement inscriptible. Elle est ce roc de l’altérité. La pierre est féminine.

Brutalité pour dire ce qui est brut, ce qui reste encore inentamé, tel le sculpteur devant la compacité d’un bloc. Par où commencer ? Cette polyphonie photographique conteste l’idée du lieu unitaire, et en cela, elle emporte une vérité : le lieu est muet, la pierre ne parle pas. Est-ce pour cela que l’on grave les pierres ? La matière est muette, irrémédiablement muette et c’est à l’œil qui regarde de se faire support de la découpe signifiante pour espérer faire parler la chose. Imre Kertész dans Le chercheur de traces, en porte un témoignage remarquable lorsqu’au froid recensement du lieu, répondra l’inattendu, le hasard comme « élément inévitable que pourtant aucune investigation ne prenait jamais en compte(2) . » Les choses ne rendent jamais de compte, sauf à les hisser à la dignité de la question. Faire carrière de la pierre d’achoppement.

C’est bien en cela que je perçois ce trouvail comme acte ; acte d’image, au sens d’un arrachement de matière, d’une déconstruction de l’Un harmonique, idéal du paysage. Le paysage est un point de vue, le sien propre, puisque Je ne vois que d’un point. C’est ce point « seuil du monde visible » pour Jacques Lacan, à partir duquel on regarde son monde, jamais plus loin que le bout de son nez. Alors pourquoi prélever tel ou tel morceau de notre réalité ? Il y a quelque chose dans ce paysage qui me regarde, au sens de ce qui me concerne et qui m’implique. On parlerait de résonnance si notre matière était sonore. Que seraient des photographies du hasard, des photographies qui ne me regardent pas, qui ne me prennent pas ? Le paysage n’existe pas en soi, il est réflexion du même. Existe-t-il alors des paysages qui soient diffraction ? Fraction au sens de la partie d’un ensemble, éclat.

Effectivement, ces photographies fonctionnent comme attrape regard, trompe l’œil. On demande à voir, et c’est en cela qu’elles fonctionnent comme écrans. Qu’y a-t-il entre ces images ? Il me faut m’arrêter sur l’effaçon d’exposer. René Magritte sert d’accordeur avec Paysage ou Profondeur de la Terre, dans lequel l’idée harmonique du paysage est décomplétée. Le paysage est fractionné, tiré aux quatre coins de l’espace.

Ex-poser la matière visuelle – comme façon de poser hors-de –, génère un autre lieu au sein même de l’espace de mise en page. J’opterai pour le terme d’entre, entre-les-photographies. Le dire « lieu » serait déjà trop dire. Le dire « espace » serait trop simple. Le travail de sélection et le choix d’association créent de l’entre. Ils font surgir l’objet. L’espace entre les photographies montre plus que les œuvres elles-mêmes.

C’est au bord de l’impensé de ce là que Fréhel me presse, car pourquoi s’intéresser davantage à l’entre qu’à ce qui le borne ? Parfois la mise en page trompe l’œil du lecteur en générant une fausse-continuité d’une photographie à l’autre. Notre œil comble ce qui manque et crée une ligne d’horizon ou de crête. Là est la paresse de notre œil. Avec François Jullien, l’écart est productif dans la mesure ; dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé(3).

À partir de ce qu’il n’y a pas, de ce qui manque à se représenter, l’entre s’ouvre sur l’absent. La coupure fait lien/lieu. L’entre n’est pas, puisqu’il dépend de ce qui le borne et pour autant il est ce qui délimite. Il est l’un des noms de l’absence. Du reste, qu’elle soit celle de l’excavation du littoral, celle entre les images ou celle qui s’en fait carrière, l’image photographique est le plus proche de ce qui nous sépare de l’absent.

C’est étrange combien les images portent loin, combien les images me font parler. Aurai-je réussi à cheminer tel l’alchimiste accompagnant le photographe pour développer la photographie ? En cela, toute photographie est interprétation du négatif. Seulement toujours manquera l’Image ; image manquante à la place de ce qu’elle échoue à montrer ce qui me regarde. Ce regard, d’où il vient ?

Finalement, tout cela ne reste que mon point de vue…

Localisation

Fréhel est une commune française située le long de la côte septentrionale de la Bretagne. 48° 37′ 45″ nord, 2° 21′ 53″ ouest. Son sol appartient à la série « rouge » qui porte son nom. Il s’étend sur 18,91 km² selon la disposition d’un losange non régulier. Soit une figure approximative de 3,69 x 5,93 x 5,57 x 4,49 km dont les angles s’étirent aux points cardinaux. La couleur du litage provient de la sédimentation de l’oxyde de fer. L’altitude y varie de 0 à 82 mètres. Cette surface se dessine en falaises, plages et bois auxquels s’entrelacent routes et chemins. Un village, une église et des chapelles, un chapelet de maisons : isolées, en bande, hameaux ou lotissements, une station balnéaire, un ancien hôtel, un camping s’accrochent à cette lande. Un phare s’élève en son cap, devenu promontoire sur la mer. En contrebas, la carrière ouvre la roche sur la mer. Le blasonnement de Fréhel se lit ainsi :

Parti : au premier de sinople aux cinq cotices de tenné en barre, au chef de sable chargé de quatre burelles d’argent et d’un canton du même surchargé de onze mouchetures d’hermine aussi de sable ordonnées 4, 3 et 4, au second coupé au I tiercé en fasce, chaque fasce d’argent coupée d’azur en forme de trois vaguelettes en volute déferlant vers dextre, et au II tiercé en fasce d’azur, d’or et de sinople à l’arbre arraché au naturel brochant sur le tout accosté, en chef à senestre, d’un oiseau volant d’argent.

Cette série photographique a initié l’écriture d’un mémoire de fin d’études : Fréhel, recherche sur l’intertextualité littorale (La Cambre/Horta, Université libre de Bruxelles, 2018, co-promotion : Sophie Dars, Marc Mawet).


GUY-JOËL OLLIVIER



Guy-Joël Ollivier est né à Redon (France) en 1990.

Architecte diplômé de la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles (2018). Autodidacte, Guy-Joël Ollivier inscrit la photographie comme perspective de recherche sur l’image. Des instantanés interrogatifs mis en série, en couple, en recueils, isolés ou en jachère. Il s’agit alors de retirer du réel quelques pierres. « On peut aussi construire quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin ». L’inscription technique de la photographie comme preuve du réel est ici reprise ou plutôt détournée comme objet narratif. Elle cherche à tromper tout en révélant l’envers d’un décor. Elle tourne parfois en boucle, obsessionnelle, sur elle-même. Seule la marche, toujours en avant, lui permet d’avancer, de répertorier. Elle s’enseigne par elle-même, comme une forme autonome de langage. Elle est d’avantage une répétition qu’une représentation. Elle tâtonne toujours un peu.

Son mémoire de fin d’études « Fréhel, recherche sur l’intertextualité du paysage littoral » constitue l’objet par lequel sont relevées les différentes strates qu’un territoire sédimente. A l’appui de la marche, la photographie est reprise comme le moyen technique de l’analyse des figures paysagères. Textes et photographies s’y déplient en allusions littorales.

Il poursuit une formation de menuiserie qui nourrit un retour vers l’intériorité de l’architecture ; le meuble, la maison. La photographie se nourrit de ces torsions, sous des formes lumineuses sans échelle.

ALEXANDRE FAURE



Alexandre Faure est né à Saint-Etienne (France) en 1993.

Psychologue clinicien diplômé de l’Université de Rennes 2 (2015), Alexandre Faure a engagé une thèse de doctorat en 2017 au sein du laboratoire de recherches en psychopathologie (EA 4050), nouveaux symptômes et lien social. Il y est question du langage, de la distance et du retour. Ainsi, il propose une approche psychopathologique et psychanalytique de la structure des exils, de leurs incidences cliniques et de leurs résonances dans le lien social contemporain, apportant une contribution à la question : qu’est-ce qu’habiter ? En parallèle, il co-dirige avec d’autres enseignants-chercheurs un groupe de travail intitulé Espace.Corps.Architecture au sein du groupe de recherche Clinique de la langue dans la modernité, dirigé par David Bernard (MCF-HDR en Psychopathologie clinique, Université de Rennes 2).

En dehors du champ universitaire, il est membre de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ lacanien (EPFCL). Les textes de Sigmund Freud et de Jacques Lacan le destinent à la discipline du commentaire propre à tout travail de lecteur qui s’offre de les faire répondre aux questions qu’ils nous posent. Autrement dit, comment créer l’espace de la lecture pour ouvrir à l’espace de ce qui n’est pas écrit ? Détails laissés en marge, lacunes du texte. Lire, interpréter, écrire, tous trois exposent un territoire au-dehors. C’est dans cet en-dehors que s’est excavée la rencontre avec Guy-Joël Ollivier. Il s’avance vers l’extérieur. Ailleurs.


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(1) Didi-Huberman Georges, Images malgré tout, Paris, Les Editions de Minuit, 2003, p.16

(2) Kertész Imre, Le chercheur de traces, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, [1998] 2005, p.109.

(3) Jullien François, L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012, p.34.