Laurent Kronental



Un texte de Elodie Degavre sur le projet photographique de Laurent Kronental

« Il faut cesser de revoir à la baisse le désir d’habiter. Chez soi n’est pas suffisant. Il faut vivre dans plus grand que chez soi. Il faut des palais pour des humbles. Mes palais. »(1)



Ultra-moderne solitude

Laurent Kronental s’intéresse aux lieux sans avenir. Les immeubles qu’il affectionne, autour de Paris, sont figés dans le temps. « Souvenir d’un futur » raconte une folie des grandeurs révolue, et la solitude d’habitants devenus âgés, seuls à bord d’un Titanic - et d’un modèle d’habitat - qui échoue. Magnifiés par la chambre photographique, ces décors spectaculaires oscillent entre réalité et fiction. Ils valent bien un récit, où sont conviés l’histoire du post-modernisme, les villes nouvelles, Hollywood, une canne et des quidams.



2014, Marne-la-Vallée, Espaces d’Abraxas

« - C’est quoi toute cette agitation ?

- Vous voyez pas ? Les projecteurs, les maquilleurs, les costumes ?

- Si, mais qu’est-ce que c’est ?

- Hollywood ! A Marne-la-Vallée ! Le tournage de Hunger Games !

- Connais pas. Ça passe à la télé ?

- Dans le monde entier ! Mon appartement, ils vont faire semblant qu’il explose ! »

Le bruit de la foule s’estompe et les Espaces d’Abraxas disparaissent de sa vue lorsqu’elle passe le coin de la rue. La question lui donne le vertige. Et si elle ne s’était pas rendu compte qu’elle habitait dans un décor de cinéma ? Toute sa vie passée ici est-elle dès lors une fiction (2) ?

1980, Venise, Arsenal

« Toi, là, t’as rien à faire ? » C’est comme ça que ça avait commencé. Carlotta traînait sur les plateaux de Cinecittà, au chômage technique depuis une semaine. Et soudain, direction Venise. Elle tâte les poils de son pinceau. Souples, pour imiter les nervures du marbre à la perfection. Il fait chaud et humide dans l’Arsenal. La première biennale d’architecture, intitulée « The presence of the Past », ouvre le mois prochain. Elle s’essuie le front en prenant soin de ne pas passer ses mains couvertes de peinture sur son visage. D’un saut, elle quitte son échelle. Parcourt la rue, enfin la fausse rue, dont elle met en couleur les colonnes, chapiteaux et tympans en plâtre et papier mâché depuis trois jours. Elle s’approche des plans, affichés par le chef décor : la « Strada Novissima »(3) est signée Bofill, O. Gehry, Hollein … Hier, du haut de son perchoir, elle a vu passer le commissaire de l’exposition, Portoghesi, accompagné d’un autre architecte, Krier. Ils se sont disputés un moment, Krier voulait que sa façade soit faite avec de « vrais matériaux », pas du toc de cinéma (4) ! Ils parlaient avec conviction de la fin du modernisme, et elle a entendu ce mot nouveau, « post-moderne » : cette « strada », c’est l’architecture de demain. Elle avait souri : ça lui donnait plutôt une impression de déjà vu… Car quelle différence, entre les décors de cinéma antiques qu’elle peint à Cinecittà, et ceci ?

1981, Marne-la-Vallée, Espaces d’Abraxas

Dans cette époque, je suis moins mauvais que les autres, se dit Ricardo Bofill. Il n’entend plus les questions du journaliste, distrait par les bruits de son chantier. Les Espaces d’Abraxas s’élèvent devant lui, colosse en construction. Ce qu’il aime avec l’architecture qu’il dessine, c’est qu’elle le fait regarder vers le haut. L’architecture des sommets, l’élite à portée de main des modestes : ses HLM passeront à la postérité. Il regarde la caméra. « Ce que je veux faire ici, c’est une vie urbaine. C’est la porte de la ville nouvelle. C’est un monument, c’est un monument habité. C’est un hommage à la vie quotidienne. »

1982, Cergy-Pontoise, Congrès sur les villes nouvelles

Caméra instable, vues aériennes de la banlieue, des immeubles s’élèvent au milieu des champs. Une voix off : « Le rééquilibrage de la croissance urbaine qu’ont constitué les villes nouvelles ne s’est-il pas fait aux dépens de l’environnement ? » Plan serré, cravate, visage acéré. Un sous-titre : « Michel Rocard, Ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire ». Une hésitation. « On ne peut pas dire cela. Je préfère ne pas penser ce qui se serait passé, s’il avait fallu faire face à l’immigration urbaine générale en France, sans que nous ayons eu ces lieux d’accueil efficaces qu’ont été les villes nouvelles. Ce que nous souhaitons, c’est que là où l’histoire n’impose pas de traditions trop lourdes, puisqu’on est dans du neuf, une population qui est jeune, très dynamique, ait toutes ses chances, et ait les moyens de son imagination. » (6)

2018, Saint-Quentin-en-Yvelines, Arcades du Lac

Je coupe le moteur. M’étire. Après les « Camemberts » de Nunez à Noisy-le-Grand, et « Alcatraz » de Bofill aux Espaces d’Abraxas, voilà « Chenonceau » aux Arcades du Lac. Ne pas émettre de jugement hâtif. J’attrape le livre déposé sur le siège passager. « Post-modernisme », page 325. Non, il me semblait avoir trouvé un mot plus précis. Je feuillette, trouve : « mégaclacissisme » (7). Oui, c’est ce mot-là qui m’avait frappé. « Les grandes opérations de logement réalisées par Ricardo Bofill dans plusieurs villes nouvelles françaises - « Les Arcades du lac » à Saint-Quentin-en-Yvelines, en 1974-1980, et le spectaculaire « Palais d’Abraxas » à Marne-la-Vallée, en 1979-1983 - témoignent de l’inédite proximité de cet architecte occidental avec l’État et de son identification simpliste au pouvoir. Cette identification, et le succès international qui l’accompagna, ne légitime en rien l’« incarcération » par Bofill du logement collectif dans ce cadavre de kitsch classicisant. » Un coup d’œil à travers le pare-brise me laisse pensive : faut-il vraiment condamner ces immeubles, habités par des centaines de familles ? J’en parlerai à mes étudiants lorsque je les emmènerai en voyage autour de Paris. Ce repérage m’a révélé une chose étonnante : en cherchant l’adresse des bâtiments que j’avais listés, j’ai vu qu’ils étaient répertoriés sur le site touristique tripadvisor. Les Camemberts par exemple : classé n°11 sur 22 choses à voir à Noisy-le-Grand. Onze avis : « Si vous êtes un passionné d’architecture, sortez de Paris et allez voir cet endroit fou. Les gens vivent vraiment là ! » Un engouement nouveau - branché ? - pour ces grands paquebots des années 1980 ? Je reprends ma lecture : « L’habitant candidat à l’ascension sociale doit se satisfaire de ce décor d’opérette et de l’illusion de vivre dans un palais. » Palais. Cadavre.

2020, confinement, Bruxelles

Le son crachote. Skype indique une connexion aléatoire. Laurent Kronental confiné à Paris, moi à Bruxelles(8) . Il est question de son univers photographique, peuplé depuis huit ans - long chemin que celui de « Souvenir d’un futur » - de lieux vastes, effrayants, marginalisés. Ils sont empreints de beauté et de zones d’ombre, à l’image des êtres humains, me dit-il. Leur inaptitude à évoluer est au centre de son questionnement : à l’époque de leur construction, ces bâtiments incarnaient une nouvelle voie. Une voie qui n’a pas été choisie, et laisse un vide. «  On a du mal, aujourd’hui, à imaginer le futur, tu ne trouves pas ? » Je me perds : la question de Laurent se rapporte-t-elle aux villes de demain, ou à notre situation kafkaïenne du moment, reclus dans nos appartements ? Ou bien est-ce une seule et même question ? Car penser l’habitat collectif en période de pandémie, c’est un défi à rendre malade un architecte. Les temps se télescopent : Laurent a la sensation que les bâtiments du passé qu’il photographie sont plus futuristes que le futur qui nous attend. Quel modèle nouveau, manifesté à grande échelle, propose notre société ? Je n’ai pas la réponse.

2018, Journal Le Parisien

« A La Défense, 17 locataires vivent encore aux Damiers, voués à la démolition.

Trois immeubles massifs des années 1970, pourvus de grandes terrasses, avec vue sur la Seine. Trois bateaux fantômes de béton, où ne vivent plus que dix-sept résistants. Il y a dix ans, les 250 locataires de la résidence des Damiers recevaient une lettre leur signifiant que les immeubles allaient être vendus à un promoteur et qu’il leur faudrait partir.

Car ces logements sont voués à la démolition pour ériger l’ambitieux projet Hermitage Plaza, des tours jumelles presque aussi hautes que la tour Eiffel, dessinées par l’architecte Norman Foster. Les chiffres donnent le tournis : 37 000 m² de bureaux, 500 appartements de luxe, un palace de 200 chambres, une galerie d’art, des restaurants… Budget : trois milliards d’euros. » (9)

2012, Courbevoie, Résidence Vision 80

Face à Laurent, Andrée. Imperméable gris. Gris béton. Armée d’une canne. Les deux pieds bien campés dans le sol, c’est du dur. Elle ne bouge pas, mais n’est pas tendue, elle en a vu d’autres. Au début elle ne comprenait rien à ce projet : qui voudrait prendre des vieux en photo, et qui verrait dans ce quartier une chose digne d’intérêt ? Elle a ri quand il lui a dit que son immeuble était futuriste, elle ne l’avait jamais vu comme ça, elle a toujours vécu là. Ses pieds bien campés sont à l’image de son enracinement au lieu, un enracinement simple : c’est chez elle, c’est tout. Lenteur de prise de vue, lenteur de la vieillesse. Léthargie de ces paquebots de béton, destinés à un futur radieux mais échoués là, à Courbevoie, Noisy, Ivry, ... Il compose son cadre, aime le faire comme s’il était un peintre, avec un regard appuyé, vraiment, sur ce qu’il voit : d’abord, un paysage. Puis, la présence d’un personnage, Andrée, qui donne l’échelle. Andrée, ou l’ultra-moderne solitude.

LAURENT KRONENTAL

Laurent Kronental est né à Paris (France) en 1987.

Laurent Kronental vit et travaille à Courbevoie. Photographe autodidacte, c’est en Chine qu’il découvre la photographie au cours d’un séjour de plusieurs mois à Pékin. Il y est séduit par les grandes métropoles et fasciné par la variété de leurs architectures, leurs habitants, leur façon d’apprivoiser l’espace et leurs histoires personnelles. Il réalise de 2011 à 2015 sa première série artistique, Souvenir d’un Futur, sur les personnes âgées vivant dans les grands ensembles de la région parisienne. Le photographe souhaite nous questionner sur la condition des seniors dans ces lieux en mettant en lumière une génération parfois oubliée. Il propose un autre regard sur des quartiers souvent marginalisés dont les murs semblent vieillir doucement et emporter avec eux le souvenir d’une utopie moderniste.

De 2015 à 2017, il mène un deuxième projet personnel intitulé "Les Yeux des Tours" explorant cette fois-ci l’intérieur d’un grand ensemble, celui des Tours Aillaud à Nanterre. Laurent Kronental invite le spectateur à découvrir l’intimité de l’habitat et retrouver la trace de l’individu au sein de cet ensemble emblématique des Trente Glorieuses.

ELODIE DEGAVRE

Elodie Degavre est née à Leiden (Pays-Bas) en 1982.

Elodie Degrave est architecte diplômée de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française -La Cambre de Bruxelles (2006). Elle enseigne à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles et à la Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme de l’Université Catholique de Louvain. Elle a exercé la fonction de chef de projet pendant 10 ans au sein du bureau d’architecture V+ puis a rejoint la revue A+ Architecture in Belgium où elle a été en charge de la programmation d’expositions et de conférences. Depuis 2016, elle collabore avec différents bureaux bruxellois, dont A Practice. En dehors de ces fonctions, elle est active dans le domaine de la diffusion de l’architecture en menant des visites guidées ou en participant à la rédaction d’articles et de guides sur l’architecture. S’exerçant à la photographie depuis plus de 10 ans, elle s’oriente aujourd’hui vers l’image cinématographique en réalisant un documentaire intitulé « La vie en kit ». Celui-ci porte sur trois projets d’habitat industrialisé pensés et construits à l’aube de la crise économique des années 1970 en Belgique francophone. Ce travail est inclus dans un diptyque filmé/écrit qu’elle réalise dans le cadre de son doctorat à l’UCLouvain.


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(1) Extrait de Climats de France (Sabine Wespieser Editeur, Paris, 2017). Marie Richeux y romance la vie de Fernand Pouillon et celle des habitants qui vivent dans les immeubles qu’il a conçus. La structure de ce texte s’en inspire librement.

(2) Les Espaces d’Abraxas ont accueilli le tournage de plusieurs séries ou films d’anticipation, dont Hunger Games et Brazil.

(3) Les décors constituant cette « rue » ont été construits partiellement par les ouvriers et décorateurs des studios de cinéma italiens Cinecittà. Un procédé théâtral qui a conduit à la controverse, tant il questionnait le statut-même de l’architecture.

(4) SCAKA L.-C., « Historicism versus communication. The basic debate of the 1980 biennale », in JENCKS C. (dir.), Architectural Design. Radical Postmodernism,sept.-oct.2011.

(5) Les paroles de Ricardo Bofill sont à découvrir verbatim dans deux archives télévisées de l’INA : Actualités régionales Ile de France (France 3, 18/11/1981) et Retour sur l’info (Franceinfo, 03/05/2019, monté à partir d’images de 1980).

(6) Michel Rocard, en visite à Le Vaudreuil (Archive INA, Normandie actualités, 20/01/1982) et au Congrès sur les villes nouvelles à Cergy Pontoise (Actualités régionales Ile de France (France 3 05/07/1982). Le Congrès dresse le bilan du grand plan d’urbanisation par les villes nouvelles, entamé en 1965.

(7) FRAMPTON K., L’architecture moderne. Une histoire critique, Thames&Hudson, Paris, 2006 [1e éd. 1985].

(8) Entretien réalisé le 14/04/2020.

(9) Publication du 07/03/2018, https://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/a-la-defense-17-locataires-vivent-encore-aux-damiers-voues-a-la-demolition-07-03-2018-7596144.php