Philippe De Gobert



Un texte de David Lo Buglio sur le projet photographique de Philippe De Gobert

Jeu d’échelles / échelles du jeu

La scène est parfaite ! Une table basse, un livre posé dessus ; d’autres attendent d’être lus dans l’alcôve du mur attenant ; la porte de l’immense baie vitrée est ouverte comme pour laisser entrer une lumière de fin de journée, elle n’a d’ailleurs pas attendu de se faire inviter ; puis de la poussière… Nous sommes dans l’un des séjours d’une « cité radieuse » du Corbusier. La scène est parfaite, à une nuance près ! Ne l’est-elle pas trop ?

Voici l’un des tableaux par lequel Philippe De Gobert nous plonge au coeur de ses architectures de papiers et de cartons. Plutôt que de nous proposer une photographie d’espaces emblématiques, ceux-ci sont soigneusement reconstruits en miniature, éclairés, mis en scène puis photographiés, permettant à leur auteur d’en offrir une lecture toute singulière. Si la maquette est au coeur de son travail, peut-on pour autant parler de représentation architecturale dans ce qu’elle contribue à appréhender et modeler l’espace à dessein ?

Dans l’une de ses nombreuses fables, Borges nous rapporte l’histoire d’un empire que les hommes tentèrent de représenter en le décrivant point par point. La carte qu’ils produisirent était à ce point fidèle et parfaite qu’elle cessa de leur être utile (Borges, p. 221). Ce petit texte pose une question fondamentale : la figuration du monde à l’échelle 1:1, voire sa reproduction mimétique, n’abolit-elle pas la fonction heuristique de la représentation et son pouvoir à synthétiser un regard ?

Les miniaturisations proposées par Philippe De Gobert vont pourtant au-delà de ces deux aspirations auxquelles prétend la représentation architecturale. L’immersion au coeur du modèle réduit, de l’objet mimétique, par l’entremise de la photographie rend le rapport du spectateur à l’espace incertain. Face à ces icônes d’architecture ou à ces ateliers d’artistes, le doute prend progressivement le dessus ; doute sur la nature de la scène, doute sur l’échelle, doute sur la réalité qui nous est offerte. Photographie et maquette sont les véhicules quasiment invisibles d’une scène ; celle d’un instantané sur l’atelier de Marcel Duchamp ou encore sur la maison Wittgenstein dans laquelle un drame semble s’être joué. Il n’est pas question de donner à voir un lieu, tel un document d’archive mais bien d’en cristalliser un instant suspendu ; plaisir coupable du voyeur.

Le soin extrême apporté au détail poussé ici à son paroxysme, mais aussi la mise à distance du spectateur à l’objet de la maquette fait disparaitre toute notion d’échelle. Et si l’endroit du décor se joue de nos sens, ce n’est que son envers qui en révèle pleinement les artifices ; une ambiguïté construite sciemment à l’aide de trompe-l’oeil au coeur de la maquette et autres corrections optiques pour effacer les artefacts inhérents à la prise de vue rapprochée. L’enjeu n’est pas de regarder l’objet miniature mais de nous immerger de cet instant fugace.

Même si la maquette est devenue progressivement un objet de transition dans la construction de l’oeuvre de Philippe De Gobert, elle n’en exerce pas moins de fascination sur l’artiste qu’elle ne le fait sur les architectes. Est-ce utile de se remémorer l’attraction suscitée par l’objet miniature sur l’enfant qui le manipule ? Offrant le pourvoir d’un démiurge dont nous serions soudain les détenteurs, la maquette inverse par son échelle notre rapport au monde et nous autorise à en modifier le cours. Comme le mentionne Levi-Strauss dans pensée sauvage : « cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil… Il [le modèle réduit] n’est donc pas une simple projection, un homologue passif de l’objet : il constitue une véritable expérience sur l’objet. » (Levi-Strauss, p. 38).

Mais une fois la supercherie révélée, le modèle et la scène qu’il représente continue à provoquer une certaine fascination, voire une satisfaction. Sans doute celle d’avoir percé le secret bien gardé par la photographie. Une fois ce sentiment dépassé, nous nous laissons prendre à cette fiction en acceptant de nous projeter dans l’intimité du lieu ; pas celui d’une maison de poupée mais celui d’un espace habité. Les objets tantôt posés, tantôt tombés au sol rendent palpable la présence des occupants absents de la scène. L’homme en plâtre de l’atelier de George Segal semble ainsi avoir pris vie à l’instant même où son créateur lui a porté son dernier coup de ciseaux.

Mais au-delà de l’expérience sensible de la maquette photographiée ou du pouvoir de démiurge dont elle gratifie auteur et spectateur, d’autres dimensions sont sans doute utiles pour appréhender le travail de Philippe De Gobert comme celle du jeu ; non comme acte frivole ou célébration futile d’espaces iconiques mais bien dans sa dimension ontologique.

L’analogie à l’expérience du démiurge, et plus indirectement à celle d’un pouvoir presque « métaphysique » n’est d’ailleurs pas étrangère à celle du jeu. Ce rapprochement improbable nous est notamment donné par le philosophe Giorgio Agamben pour qui « le jeu ne tire pas seulement son origine de la sphère du sacré, mais il en représente en quelque sorte le renversement » (Agamben, p. 98). Le modèle réduit provoque ce sentiment aigre-doux qui oscille entre le plaisir ludique de la miniature manipulée et la jouissance honteuse d’un monde soumis. La puissance de l’acte sacré, écrit-il, repose dans la conjonction d’un mythe qui raconte l’histoire et d’un rite qui la reproduit et la met en scène. Le jeu défait cette unité : comme « ludus », ou jeu d’action, il se sépare du mythe pour ne conserver que le rite, comme « locus », ou jeu de mots, il efface le rite et laisse survivre le mythe […] (Agamben, p. 98). S’il n’est pas question de sacralité, la maquette, en tant que matérialisation concrète et ludique, agit comme un passeur entre deux mondes et son échelle n’est que le tribut dont nous devons nous acquitter pour voyager de l’un à l’autre

On l’aura compris, mettre le travail de Philippe De Gobert à l’épreuve de la seule notion de la représentation architecturale est insuffisant tant il la transcende pour l’ouvrir sur d’autres dimensions. Si les scènes qu’il nous propose ne relèvent pas de l’expérience métaphysique du jeu, en jouant / se jouant des médiums et en les faisant rentrer en résonance, la représentation n’est plus la figuration du lieu mais une lecture « conceptuelle » et « kaléidoscopique » où l’espace représenté acquiert sa propre autonomie. Le médium de la maquette, et encore moins celui de la photographie qui en capture l’essence, n’est ni l’instrument d’une exploration spatiale, ni le véhicule d’une symbolique de ces lieux mais peut-être le réceptacle d’indices ou de traces d’instants suspendus par lesquels l’artiste nous en livre sa visite.

Lorsque, dans sa fable, Borges explore l’idée d’une représentation du monde point par point, il nous met en garde par l’absurde sur la présumée capacité de la copie ou de sa figuration prétendument parfaite à en extraire l’essence. Si l’abstraction et la codification fondent la représentation en architecture, ces préoccupations ne sont pas celles de Philippe De Gobert pour qui la figuration de monde est l’occasion d’en révéler un regard singulier. Là où les architectes considèrent avec méfiance l’image « parfaite » et « contrainte » des univers qu’ils manipulent, Philippe De Gobert s’affranchit de ces précautions et parvient à nous libérer d’une représentation qui opposerait figuration et regard critique / singulier. Sans doute dispose t-il d’une liberté dont l’architecte s’est privée depuis longtemps ; celle de considérer la représentation non comme un instrument de vérification spatiale mais comme le véhicule ludique lui permettant de naviguer entre les mondes.

Jeux d’échelle, jeux de vues, jeux sur le réel, jeux sur notre imaginaire, le jeu est omniprésent dans l’espace du tableau, de la photo ou de la maquette peut-être ; qu’importe d’ailleurs.

La scène est parfaite ! Une table basse, un livre posé dessus ; d’autres attendent d’être lus dans l’alcôve du mur attenant ; puis la porte de l’immense baie vitrée est ouverte, je la franchis.


- Agamben, Giorgio. « Profanations ». Traduit par Martin Rueff. Rivages Poche Petite Bibliothèque, 2019.

- Borges, Jorge Luis. « De la rigueur de la science ». In L’auteur et autres textes, Ed. bilingue (17 novembre 1982), 221. Paris : Gallimard, 1982.

- Lévi-Strauss, Claude. « La pensée sauvage ». Pocket. Agora, 1990.

PHILIPPE DE GOBERT

Philippe De Gobert est né à Etterbeek (Belgique) en 1946.

Philippe De Gobert vit et travaille le plus souvent à Bruxelles. Après un parcours scolaire pour le moins chaotique, il entame une carrière de sculpteur qu’il abandonne rapidement pour travailler comme assistant dans des studios de photographie publicitaire. Puis, en indépendant, il se spécialise dans la photographie d’oeuvres d’art et les reportages d’expositions pour les musées et les galeries. Il développe parallèlement un travail personnel en construisant des maquettes qu’il photographie et dont il expose les tirages en galerie. Ces oeuvres ont pour sujet principal l’histoire de l’art et des architectures emblématiques du siècle dernier, abordant ces sujets avec une grande liberté et un souci particulier au traitement de la lumière, tout en attachant plus d’importance à l’aspect poétique de ces images qu’à leur véracité historique.

DAVID LO BUGLIO

David Lo Buglio est né à Etterbeek (Belgique) en 1981.

David Lo Buglio est architecte et docteur en art de bâtir et urbanisme. Depuis 2007, il est impliqué en qualité d’enseignant et chercheur au sein de la Faculté d’architecture de l’Université Libre de Bruxelles. Il y donne le cours de « Théorie de la représentation » et coordonne le module d’option « Documentation graphique du fait bâti » dans les années de Master. Outre son engagement dans la pédagogie, il encadre de nombreux projets de recherche au sein du laboratoire AlICe (ULB) et est membre depuis 2010 de l’UMR MAP (CNRS, France). Ses travaux personnels portent sur les systèmes de représentation en architecture. Plus spécifiquement, il investigue depuis plusieurs années les champs relatifs au relevé, à la documentation du patrimoine bâti et à la caractérisation de formes architecturales. Récemment, sa recherche s’est étendue à l’examen de la représentation en tant qu’objet culturel et critique de l’architecture. Ses travaux ont été salués à la fois par un prix international en 2013 (lors du congrès Digital Heritage) ainsi que par la nomination de sa recherche doctorale au prix de la thèse de l’Académie d’Architecture française en 2017.

En marge de son implication dans le milieu académique, il développe depuis 2015 une pratique architecturale au sein du jeune bureau « DéDal ».