Le Musée de la Photographie



Outrenoir et autres blanches

Un texte de Marc Mawet sur le projet photographique du Musée de la Photographie

Et si le portrait ou la scène de genre faisait du photographe et de l’architecte une seule et même personne ? Car, si l’un « prend » des portraits, l’autre les « projette » ? Le photographe capte des éléments visibles du réel, mis à disposition, consciemment ou non, par le portraituré qui se tient, là, devant lui. Il les assemble, les organise, les compose pour faire du cadre de son image un récit habité, un instant identitaire. De son côté, l’architecte puise consciemment ou non des éléments invisibles du réel dans sa bibliothèque de références. Il les assemble, les organise, les compose à son tour pour faire de son édifice une proposition de récits habités, tirant le portrait potentiellement identitaire d’un habitant hypothétique. Les portraits photographiques et architecturaux se construisent sur des couples de sujets humains – photographe/protagoniste, architecte/habitant – dont la capacité de négociation (complicité ?) assurerait le degré de « vérité » (validité ?) du portrait tiré. La photographie et l’architecture se présentent sous cet angle comme une relation de pouvoir et d’interdépendance entre deux sujets. La réussite des projets architecturaux et photographiques pourrait alors tenir de la coïncidence d’aspiration au sein de ce couple de sujets humains et au cœur d’un exercice définitivement difficile et risqué. Le pouvoir en prend pour son grade.

Les 14èmes Rencontres Photographiques du Pays de Lorient s’organisaient autour du thème « Habitants, Habités, Habitus ». Dans l’introduction de l’opuscule de cette édition de 2001, Patrick Bernier situait la position délicate du photographe portraitiste « aux marches du Palais ». Délicate car cette position intermédiaire (entre l’espace public et le monument) confronte le photographe au tiraillement entre de deux voies possibles : ou être tenté de « grimper les marches » pour appartenir à la cour, sa gloire et ses opportunités, ou « tourner le dos » au Palais pour regarder loin devant, affranchi de toute tentation de compromission et garant d’une liberté artistique virginale et si possible visionnaire. La question au centre de cette introduction, celle des autonomies des arts (le pluriel est de mise), concerne une fois encore tout autant l’architecte. A bien y réfléchir, la métaphore utilisée par l’auteur de l’article ouvre une troisième voie : celle de « l’entre-deux » comme juste place de l’architecte ou du photographe, à égale distance entre LES lieux de pouvoir (ceux de l’espace public et du Palais). On y verrait alors une « mise à distance » inhérente à toute démarche artistique, mise à distance qui permettrait d’assurer une lecture objectivante, assurant au photographe et à l’architecte la capacité d’instruire a minima une manière appuyée et affûtée de « faire voir » et peut-être une autre manière de voir. Les portraits photographiques extraits de la collection du Musée le montrent à souhait : le photographe - et donc l’architecte - se présentent comme des décodeurs qui mettent en lumière les règles politiques, religieuses, économiques, sociologiques par leur mode de composition, soit pour les confirmer, soit pour tenter de les transformer. La distance, sans séparation ni indifférence, garantirait alors le vrai pouvoir, celui de l’action opérante.

Il y a toujours dans le portrait quelque chose de l’ordre de l’accomplissement. N’en déplaise au flot incessant des images numériques des réseaux sociaux. Dans l’oisiveté bourgeoise ou le travail harassant du prolétaire, dans le confort ou l’exploitation, le lieu du « soi » s’érige comme lieu de conformité, de réalisation, de validation, de consécration, de contrôle. Et si le temps d’un livre, le portrait passait de la figure du portraituré à l’espace qui constitue son cadre, architectural ou anthropologique ? Ou plus précisément s’il les associait, tout simplement, contrairement aux photographies d’identité qui neutralisent le fond pour réduire l’homme à sa stricte dimension administrative ? Une maison de maître, une masure-atelier, un pavillon colonial, une « quatre façades », un appentis miséreux. Des fragments qui témoignent, du dedans et du dehors, du seuil aussi… Travailler autour de l’espace des origines et de l’origine des espaces ? Montrer simplement sans chercher à démontrer. Prendre des images dans une collection, organiser un matériau, établir des concordances, des correspondances, temporaires, intuitives, autour d’un thème ? Entre les images, certainement. A l’intérieur des images, aussi. Suivre d’abord le conseil de Walker Evans en le transposant au travail de notre regard : prendre ces images pour autant de « factualités », puis aller chercher en quoi les espaces et les figures parlent de l’au-delà du visible, au-delà de la représentation ou de la description. En quoi un adolescent photographié dans un garage ouvert sur le quartier paisible d’un lotissement quatre façades évoque-t-il, par une congruence de détails architecturaux et urbains, la vision américaine du bonheur suréquipé ? En quoi quatre adolescents instrumentistes dans un généreux Bow Window d’hôtel de maître révèlent-ils sous le regard du Christ les habiti d’une bourgeoisie traditionnelle et de son éducation spatialisée ? Pourquoi le photographe en action se fait-il lui-même photographier lorsqu’il reproduit sur la classe prolétarienne les protocoles photographiques des classes dominantes comme pour démontrer que l’égalitarisme est aussi une revendication esthétique ?

Si les images d’un autre temps, des images que nous n’avons pas prises, sur des sujets qui, de prime abord ne nous sollicitent pas spontanément, si ces images donc mettaient un éclairage sur l’actualité, sur notre actualité ? Lançons-nous.

Anthony Neukens est né ouvrier gantier, en 1875. Sensibilisé à la question de la solidarité syndicale au cours de son compagnonnage, obsédé par la condition prolétarienne, il milite à gauche et voit la consécration de son engagement dans, notamment, des expositions de ses images à l’Exposition universelle de Bruxelles de 1910. Mué en photographe par la force de ses convictions, il documente les conditions de vie des « ouvriers à domicile », ces « prolétaires en chambres » qui travaillent et vivent dans la même pièce. Exploités 24heures sur 24, isolés et donc oubliés de la solidarité, ces travailleurs et travailleuses à domicile sont enchaînés à une demeure qui ne leur appartient même pas, n’ayant comme seule richesse qu’une force de travail sordidement confinée. Confinée…. Le travail à domicile, à et dans quelles conditions, voilà une question bien actuelle même si la réalité sordide de la fin du XIXème siècle n’est pas littéralement transposable ? En quoi les photographies de plus d’un siècle nous instruisent-elles sur notre propre condition ? Quelle répercussion sur l’habiter, sur l’habitat, sur le logement pour aujourd’hui ? Et en amont, en arbitre, la charge de la décision. « De la maison à la prison. Avoir pour lieu privilégié de son activité son propre foyer peut paraître ou être enchanteur. Cela dépend, fréquemment, de la liberté de choix. ». (1) Sur d’autres sujets (ils sont survolés plus haut), tentez l’exercice de mise en perspective avec Herman Bertiau, Beth Yarnell Edwards, Léonard Misonne, Bénédicte Maindiaux, Marc Pierret, Walker Evans et d’autres, anonymes. C’est saisissant !

« Dans son atelier, une nuit de janvier 1979, Soulages est confronté à un doute, à une incompréhension devant ce qu’il peint … et devant sa propre obstination à « patauger dans une espèce de marécage noirâtre depuis des heures. » Il décide d’aller se reposer. A son retour dans l’atelier, Pierre Soulages découvre ce qu’il ne pressentait pas : sur la surface intégralement noire du tableau, la lumière joue par reflets et anime toute la matière peinte. Elle accentue les traces, passages, enlèvements et morsures des outils. Les plages multiples basculent du clair au sombre lorsqu’on se déplace devant la toile. L’action de lumière fait définitivement échapper à la monochromie du noir unique. ». (2) Ne pourrions-nous pas partager le doute du peintre français en le transposant à l’art du portrait photographique, à l’heure où la géographie humaine sature l’espace photographique ou quand l’auto-portrait obsessionnel et névrotique inonde notre quotidien jusqu’à la nausée ? Ces extraits de la collection du Musée de la photographie de Charleroi nous invitent à revenir dans l’atelier de notre propre regard et à le « déplacer » pour en faire un outil d’analyse et de questionnement sur l’opacité du monde. Comme ce livre sans doute. Alors, peut-être, s’épaissira la pile des pages, blanches, qu’il nous reste à écrire au cœur de l’outrenoir.

(1) André Nayer, Le travail à domicile : du visible à l’invisible, dans Les derniers ouvriers libres. Le travail à domicile en Belgique, Editions Luc Pire, ???, P9

(2) Cartel du Musée Soulages à Rhodez

Le Musée de la Photographie

" Le Musée de la Photographie, Centre d’art contemporain de la Fédération Wallonie-Bruxelles à Charleroi, a été inauguré en 1987 dans l’ancien carmel de Mont-sur-Marchienne. Il est aujourd’hui le plus vaste et un des plus importants musées de la photographie en Europe (6000 m²), avec une collection de 100 000 photographies dont plus de 800 en exposition permanente et la conservation de 1,5 millions de négatifs."

MARC MAWET

Marc Mawet est né à Mons (Belgique) en 1966.

Marc Mawet est architecte diplômé de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française - La Cambre de Bruxelles (1988) où il enseigne de 1993 à 2000 en tant que coordinateur de l’atelier de seconde année de candidature. Il est depuis 2000 professeur à l’Université Libre de Bruxelles. Il est par ailleurs architecte indépendant et scénographe. Il co-dirige l’Atelier d’Architecture Matador depuis 1994, agence active dans la défense d’une architecture contemporaine d’auteur et primée à diverses reprises pour ses démarches et réalisations. Il coordonna une mission photographique sur les projets architecturaux et urbanistiques de la ville de Mons dans le cadre de son statut de Capitale européenne de la Culture en 2015.

Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.