Emmanuel Tussore



Un texte d’ERIC VAN ESSCHE (BE) sur le projet photographique d’EMMANUEL TUSSORE (FR)

Study for a soap/Home : détournement cosmétique et engagement artistique

Le processus de fabrication du savon est élaboré au cours de l’Antiquité dans la région du Levant, dont Alep est à l’époque l’une des villes principales. Artiste pluridisciplinaire, Emmanuel Tussore transforme cette matière organique, fragile et malléable, qu’il sculpte puis photographie.

Le savon d’Alep devient alors le symbole d’une force brute, destructrice, à rebours du geste raffiné de l’homme civilisé. Ses ruines composent les signes d’un alphabet mystérieux. Elles racontent l’absence, la disparition, la perte, l’exil, et questionnent les notions fondamentales d’humanisme.

En conservant la trace d’une histoire intime comme d’une mémoire collective, elles évoquent la possibilité d’une reconstruction(1) .

Que voyons-nous ?

Une série de 21 photographies. Une mosaïque composée de 4 X 5 images d’une part, complétée par une image isolée, d’autre part. Comme les deux plateaux d’une balance expographique en déséquilibre. Le groupe face à l’individu. Le pluriel et le singulier.

Ces photographies de même taille, soigneusement présentées dans des cadres identiques, nous montrent des images étranges au premier regard, mais liées par un air de famille, se détachant sur un même fond blanc et neutre(2) . On dirait des objets abîmés, cassés, partiellement détruits, comme des ruines d’architectures malmenées par l’Histoire.

À y regarder de plus près, il semble bien que ces objets curieux ne soient pas le produit d’un assemblage premier, fragilisé ensuite pas une catastrophe. Non, ces architectures improbables sont plutôt des sculptures, réalisées par retranchements successifs dans un bloc de matière(3) . Mais ce n’est pas du marbre, ça non.

La photographie isolée nous sert d’indice pour résoudre l’énigme : il s’agit d’un pain cubique de savon comme on en voit dans les boutiques artisanales. Irrégulier et massif. D’un côté, le cube est intact, de l’autre, les vingt motifs résultent d’une excavation plus ou moins conséquente, produisant des figures de plus en plus ouvragées complexifiant la composition. Le motif premier –celui du savon intact– nous apparaît comme une page blanche sur laquelle s’écrit le récit plus ou moins avancé d’un drame.

De fait, construction et déconstruction s’affrontent ici quand un premier élan bâtisseur se voit contrarié par une rage destructrice, si bien que les sculptures miniatures semblent hésiter entre élévation et chute. La capture photographique des objets a pour effet de monumentaliser cette tension, conférant à ces images une sourde violence à la mesure de l’effet d’échelle qui confère à ces petits cubes de savon le statut d’édifices imposants(4) .

Que savons-nous ?

Quelle est cette histoire dramatique qui nous est ici contée ? Commençons par le matériau utilisé. Le cube est manifestement ce que l’on appelle communément le savon d’Alep, du nom de la ville syrienne au Levant. Ce célèbre savon traditionnel se présente sous la forme d’un pain cubique vert olive estampillé du cachet du fabricant. On le considère comme le plus vieux savon du monde car son élaboration remonte à l’Antiquité. Poursuivons avec la ville d’Alep, c’est une des plus anciennes villes habitées au monde située sur l’axe commercial stratégique de la Route de la Soie, à mi-chemin entre la Mer Méditerranée et la Mésopotamie. Elle témoigne d’une civilisation avancée dont l’archéologie nous a révélé toute l’épaisseur culturelle, et dont les vieux quartiers du centre et la Citadelle conservaient l’héritage d’une splendeur architecturale classée au Patrimoine mondial de l’Humanité.

Las ! Au cœur d’un territoire agité par les vicissitudes de l’Histoire, Alep représentait l’exemple heureux d’un cosmopolitisme tolérant. Mais c’est la récente guerre civile qui allait ruiner cette capitale économique peuplée de trois millions d’habitants. Enjeu stratégique majeur, elle a subi durant plusieurs années de lourds affrontements entre les troupes du régime en place et les rebelles de l’opposition. Tant la population que les bâtiments furent accablés de bombardements massifs, et l’on compte plus de 120 bâtiments historiques détruits ou endommagés quand s’achève la Bataille d’Alep…

Que pouvons-nous ?

On s’interroge régulièrement sur le rôle supposé de l’art, voire son utilité. De nombreux artistes expriment par leur œuvre une vision critique et engagée sur le fonctionnement de la société et, plus largement, sur l’état du monde. Comme chacun d’entre nous, ils peuvent décider de se consacrer à la défense d’une cause, et faire de leur pratique une caisse de résonance pour les idées qu’ils ont à cœur de défendre. Par exemple –mais je le choisis à dessein–, dénoncer les horreurs de la guerre(5) .

Cet art ne relève-t-il pas du documentaire(6) ? L’objectif poursuivi ne serait-il pas mieux servi par le journalisme ? En fait, ce nécessaire travail critique ne peut faire, aujourd’hui comme hier, l’économie de vigilances croisées . Il est donc inutile de choisir ici quelle serait le meilleur médium pour servir une juste cause. Je dirais même que la zone grise entre le travail journalistique et artistique –entre réel et fiction– s’avère un terrain fécond pour la production d’une œuvre dont l’étrangeté produite par l’hybridation des genres contribue à intensifier l’intérêt que le public peut lui porter.

Alors, portons un dernier regard politique sur l’installation d’Emmanuel Tussore. La guerre civile en Syrie, et particulièrement les années que dura la bataille d’Alep, est une tragédie humaine épouvantable qui a causé des millions de morts et d’exilés. Mais point de cadavres ou de migrants ici. Juste des bâtiments mal en point. Certains renvoyant à l’imaginaire patrimonial –les trésors historiques victimes de la barbarie– quand d’élégantes colonnes s’effondrent sur elles-mêmes. D’autres renvoyant à une réalité urbaine plus récente et prosaïque –le logement collectif en ville– quand les bombardements crèvent des immeubles sans grâce. La souffrance du Passé que l’on perd –et de la civilisation qui s’efface– mêlée à la souffrance des anonymes du présent contingent dont on imagine aisément combien le conflit a dû bouleverser la vie.

L’artiste associe subtilement les deux niveaux de destruction, sans hiérarchie, en mêlant les images patrimoniales et celles des HLM. Ces deux réalités de l’architecture se rejoignent ici dans le malheur. Et, par métonymie, les murs malmenés dénoncent les souffrances des usagers de ces architectures : ceux qui avaient bâti une civilisation de tolérance cosmopolite, désormais perdue dans le brouillard de l’intolérance belliqueuse, mais également ceux qui vivaient là où le destin les avait fait naître, sans autre ambition que la recherche du simple bonheur quotidien.

Quand on se documente sur le savon d’Alep, on tombe rapidement sur des photographies d’empilement de pains cubiques dans les boutiques.

Comment ne pas songer ici au jeu de massacre proposé dans les fêtes foraines, qui consiste à détruire de pareils empilements avec des projectiles et de l’adresse ? Sauf que l’on ne joue pas ici. La force du travail est donc bien d’avoir représenté les bâtiments meurtris par les bombes à l’aide de pain de savon d’Alep sculptés, ce qu’aucun journaliste n’aurait sans doute imaginé de faire. Par là, le spectateur peut ressentir doublement l’effondrement : celui de l’architecture mais aussi celui du raffinement dont furent un jour capables les habitants de ces régions.

Désormais, ces populations se voient dispersées à travers une diaspora forcée renvoyant tragiquement à la diffusion du savon d’Alep à travers le monde par les routes commerciales, mais cette fois sur les chemins malheureux de l’exode.

Et même, puisque le savon est désormais universel et que son usage entraîne progressivement sa disparition, nous touchons finalement ici au genre du memento mori –ces œuvres dites « de vanités »– révélant au spectateur sa condition de mortel en ponctuant la composition d’objets allégoriques renvoyant à la fragilité de l’existence(8) : une bougie qui se consume, une fleur qui se fane, un fruit qui pourrit, etc., inventaire auquel on ajoutera désormais un savon qui se désagrège.

EMMANUEL TUSSORE



Emmanuel Tussore est né France en 1984.

Emmanuel Tussore s’intéresse à la notion de déplacement et bouscule l’idée même de frontière. Sa pratique mêle photographie, vidéo, installation, sculpture, dessin et performance. Il se nourrit de l’histoire et de son actualité pour proposer sa vision d’un monde tragique dans lequel la notion de disparition est prépondérante. Son travail a été notamment présenté lors des Biennales d’Art Contemporain de La Havane, de Dakar, du Caire, au Festival International du Film de Berlin, Nuit Blanche Paris hors-les-murs, Palais de Tokyo, Nuit Blanche Bruxelles, FIAC, Beirut Art Week, Rencontres Photographiques de Bienne, LagosPhoto, Manifesto Toulouse, Circulation(s) Paris, Athens Photo Festival, New York Photo Festival. En 2018, il présente son projet de vidéo performance Sirènes au Théâtre de la Ville de Paris en tant que finaliste du concours Danse Elargie. La même année, sa série photographique Home reçoit la Mention Spéciale du Prix Levallois - Jeune Création Photographique Internationale, marrainé par Valérie Jouve et sous la direction artistique de Catherine Derioz et Jacques Damez (Galerie Le Réverbère, Lyon).

ÉRIC VAN ESSCHE



Éric Van Essche est né à Bruxelles (Belgique) en 1965.

Docteur en philosophie et lettres (histoire de l’art, 1995) de l’ULB/Université libre de Bruxelles, il enseigne à la Faculté d’architecture et à la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB, et à l’ENSAV/École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre. Co-directeur du GRESAC/Groupe de recherche en sociologie des arts et des cultures (Faculté de philosophie et sciences sociales, unité ULB642), il est également membre de SASHA/Architecture et sciences humaines (Faculté d’architecture, unité ULB737) et de LIEU/Laboratoire interdisciplinaire en études urbaines (MSH/Maison des sciences humaines de l’ULB). Ses recherches couvrent les champs de la philosophie esthétique, de l’art contemporain, de l’art urbain, des Cultural Studies et des Critical Management Studies. Il fait partie, en tant qu’expert, de plusieurs conseils d’administration (de l’asbl La Bellone/Maison des arts et du spectacle ; de l’asbl Le Théâtre-Poème et les Jeunesses poétiques ; de la Fondation Walter et Nicole Leblanc) ; du CAU/Comité des arts urbains de la Ville de Bruxelles ; de la Commission 101e % de la SLRB/Société du logement de la région de Bruxelles-Capitale ; et du Comité artistique des RAVI/Résidences ateliers Vivegnis international, organisées par la Ville de Liège et la Fédération Wallonie-Bruxelles.


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(1) Voir http://emmanueltussore.com/study-for-a-soap-2/.

(2) Comment ne pas songer ici au travail des photographes Bernd et Hilla Becher, qui rassemblaient pareilles séries de photographies témoignant de typologies de formes récurrentes de l’architecture industrielle (châteaux d’eau, silos, gazomètres, hauts-fourneaux, etc.) ? Produites selon un protocole extrêmement rigoureux, ces images à l’allure d’un documentaire objectif se présentent tant pour leur exposition que pour leur édition, en dispositifs assemblés comme le fait ici Emmanuel Tussore.

(3) Le travail de sculpture procède généralement soit par retrait (on sculpte la pierre ou le bois pour en extraire une figure), soit par accumulation (on assemble divers matériaux pour composer une figure), soit enfin par moulage (un liquide est coulé dans un coffrage qui libérera la figure démoulée une fois la matière solidifiée). Il est intéressant de noter ici que le savon sculpté par retranchement est lui-même le produit d’un moulage…

(4)Il s’agit donc aussi de l’appropriation par un artiste d’un outil de l’architecte puisque le rapport à la maquette d’architecture ne peut être manqué ici. Objet transitionnel entre la conception intellectuelle puis graphique d’un espace à bâtir et sa réalisation effective à l’échelle 1:1, les architectes produisent des maquettes des bâtiments qu’ils projettent de réaliser, mais à une échelle réduite, afin de visualiser l’objet en trois dimensions. Or, des artistes ont donné à ce processus un destin sculptural en lui attribuant le statut d’œuvre achevée valant pour elle-même (voir, par exemple, Marie-Ange BRAYER, « La maquette, un objet modèle ? Entre art et architecture », dans L’Art Même 33 [4e trimestre 2006], p. 8-11).

(5) Citons, par exemple, Les horreurs de la guerre (1637) de Pierre-Paul Rubens, Les Fusillades du 3 mai (1814) de Francisco de Goya, ou encore Guernica (1937) de Pablo Picasso.

(6) On connaît même des cas de photo-reporters passant de l’horizontalité du support papier de la presse à la verticalité des cimaises de musée, monumentalisant au passage leur images, ou encore de documentaristes passant du petit écran de la télévision au grand écran des salles de cinéma. Citons, par exemple, le cinéaste Peter Watkins (La Bataille de Culloden [1964], La Bombe [1966], Punishment Park [1970], Edward Munch (1973] et La Commune [1999]). Plus largement sur ces questions d’hybridité entre art critique et documentaire engagé, voir Aline CAILLET, Quelle critique artiste ? Pour une fonction critique de l’art à l’âge contemporain, Paris, L’Harmattan, 2008 et Dispositifs critiques. Du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

(7) Ce croisement s’arrimant à une autre rencontre essentielle, celle des champs politique et esthétique, au sein du partage du sensible si bien révélé par le philosophe Jacques Rancière (voir Jacques RANCIÈRE, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000).

(8) Sur la persistance de ce genre classique dans l’art contemporain, voir Anne-Marie CHARBONNEAUX (dir.), Les Vanités dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2005.