CYRILLE WEINER



Un sujet photographique de CYRILLE WEINER (FR) sur un texte de PHILIPPE DE CLERCK (BE)

Le labeur de s’enraciner au monde

Loin des images lacrymogènes qui ont défrayé la chronique, Cyrille Weiner nous propose de regarder Notre-Dame-des-Landes non comme un simple théâtre d’une lutte pour l’avenir, mais comme un lieu où s’expérimente déjà, de la façon la plus concrète qui soit, un autre rapport au territoire et au monde fondé sur une conscience d’habiter avec et au sein du vivant.

Zad ou zad, mais partout minuscule ou majuscule. J’ai choisi minuscule.

S’il est bien un terme dans la novlangue de l’aménagement du territoire français qui est culturellement transfiguré à jamais, c’est bien celui de « zone d’aménagement différé ». Il désigne une zone de réserve foncière dans l’optique de réaliser un grand projet de développement urbain.

Mais qui pense encore à cet imaginaire technique, à l’entente de l’acronyme « zad » ? Que l’on soit d’accord ou pas, il désigne désormais, pour les militants qui les font vivre autant que dans la conscience populaire, une « zone à défendre » au nom d’idéaux épars de préservation écologique et culturelle, de justice sociale, de décroissance. Le nombre et la taille de ces zad sur le territoire français (et au-delà) varient constamment, mais leur lieu emblématique est sans conteste la zad de Notre-Dame-des-Landes, en banlieue de Nantes, occupée depuis 2012 par un nombre fluctuant de militant.e.s, estimé à 200 aujourd’hui.

Bien que la raison d’être de la zad de Notre-Dame-des-Landes, ce n’est pas cette lutte territoriale en elle-même qui a intéressé Cyrille Weiner. Pas de barricades, pas de barrières humaines, de CRS, de courses-poursuites dans les arbres : il s’agit bien ici de se concentrer sur un phénomène plus sous-jacent, mais non moins fondamental. Durant ces années de lutte, en effet, les militant.e.s ne se sont pas contenté.e.s d’occuper et de défendre les lieux, ils les ont en toute conscience habités, et les habitent encore. Un habiter défiant où chaque geste est politique. Opposé au « maillage marchand du territoire et des existences »(1) , il incarne un rapport aux lieux « par de solides amarres tressées de liens ingérables par la machinerie gestionnaire et marchande d’aménagement du territoire » (2). Un rapport qui se fonde donc d’abord et avant tout dans l’expérience du lieu, et non dans son analyse et sa quantification.

A première vue, ils illustrent ainsi brillamment la position du philosophe ruraliste - voire romantique - bien connu des architectes qu’était Martin Heidegger. Selon lui, c’est la primauté de l’acte d’habiter qui permet de faire sens de notre place dans le monde(3) . Les espaces abstraits deviennent des lieux par le fait d’y « bâtir » en son sens le plus large, de la construction d’une cabane au placement d’une chaise, au travers des échelles du collectif au plus intime. Habiter et bâtir sont pour Heidegger des actes indissociables, en dialectique constante, qui permettent de trouver notre place dans l’espace, le territoire et le monde.

Pour autant, l’habiter de la zad est on ne peut plus opposé au provincialisme identitaire - voire bien pire - qui teinte la pensée heideggerienne. Les occupant.e.s s’ancrent dans le territoire qu’ils défendent tout en maintenant en contrepoint de cet ancrage une ouverture sur le monde et un accueil radical de la différence, outrepassant la dialectique abstraite entre Global et Local de la pensée moderne(4) . Il n’y a pas d’identité « zadiste » qui ne soit constamment en tension, ne puisse constituer une constellation de particularités irréductibles qui « tiennent ensemble » et font l’objet de recompositions constantes, tout comme les cabanes qui y prennent place, ce qui n’a pas empêché les zadistes de mettre leurs pratiques en perspective quant au paysage et aux ressources qu’il détient(5) .

Les photographies de Cyrille Weiner nous dévoilent ces actes d’habiter et leur multiplicité éparse : tantôt modestes, tantôt exubérants, tantôt délicats, tantôt grandioses, tantôt anecdotiques. De bric et de broc ou calculés avec précision, ce sont des individualités en actes, s’hybridant et participant toutes à un seul même foisonnement. Dénuées de cadrage sur-construit ou de frontalités à prétention objectivante, ses photographies nous situent clairement dans le paysage. On voit fuir le rebord du talus, le chemin se trace devant nos pieds, il ne fait jamais de doute, il y a du territoire devant et derrière nous. Les choses que nous voyons par l’oeil de Cyrille ne sont pas objets mais fragments enchevêtrés avec le hors-champ. Chaque photographie, peuplée ou non, regorge ainsi de vivant implicite, de présences, même en creux, d’histoires potentielles, de relations qui font « appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent »(6) . En appui, Lucien Kroll n’aime-t-il pas rappeler que Ernst Haeckel définissait l’écologie comme « science des relations » qui était d’emblée philosophie politique (7) ?

Par leurs actes de bâtir, les habitant.e.s de la zad nous montrent ainsi l’étendue des possibilités d’habiter les rebuts d’une société de consommation en surchauffe, que ce soit par de la récupération en déchetterie, par des réseaux donnant accès à des matériaux déchus des circuits marchands, ou la production sur place d’un bois de charpente issu de la gestion écologique du Bois de Rohanne, voué à être rasé. Et ne commettons pas l’erreur de penser qu’il n’y a pas de savoirs experts impliqués dans les constructions de la zad. Les manuels de construction y circulent de main en main au même titre que les échanges d’expérience ou les conseils de charpentiers et architectes de passage ou habitants la zad. Les traditions constructives se mélangent à la créativité, dans un esprit où utile et beau, art et artisanat ne font qu’un et peuvent percoler dans les moindres gestes du quotidien(8).

Ce n’est donc pas une coïncidence si les cabanes de la zad ont pu être aussi marquantes. C’est souvent une intention, « il faut que les gens hallucinent » comme un habitant a pu l’exprimer, et cette émotion fut indéniablement mobilisatrice dans la lutte. Cyrille Weiner n’ambitionne pas d’abolir le romantisme indéniable de la zad qu’il photographie sous une douce lumière automnale. Il le nuance néanmoins en prenant le point de vue quasi-habitant : sans grandiloquence, le fragment du territoire représenté est aussi fragment du quotidien, un moment en attente, suspendu entre les activités parfois banales auxquelles les habitant.e.s s’attèlent ou dont on prend un bref répit. Car habiter la zad, même hors des moments de lutte, est tout sauf reposant. Une cabane de la zad n’est jamais achevée, toujours en devenir. Elle se construit autant qu’elle se cultive, en quelque sorte.

Et l’on peut dire la même chose de cette épreuve constante qui est de tenir ensemble jusqu’à aujourd’hui, alors que se développent d’une part des projets agricoles alternatifs et collectifs, sur le long terme, au détriment d’autre part de la présence d’autres populations évincées à l’abandon officiel du projet d’aéroport. Ce tri imposé entre ce qui est digne de survivre et ce qui n’a plus lieu d’être repose la question de ce que doit signifier « habiter la zad » à l’avenir. Mais déjà, « on habite ici, et ce n’est pas peu dire »(9) . La photographie de Cyrille Weiner n’a pas une prétention documentaire à ce sujet, mais elle nous propulse au cœur de cette dimension sous-représentée de ce qu’a été et continue d’être la recherche d’une autre manière d’être au monde parmi les vivants.



CYRILLE WEINER

Cyrille Weiner est né à Paris (France) en 1976.

À partir d’enquêtes précises menées sur les lieux, de type documentaire, Cyrille Weiner pose de façon récurrente la question de l’espace – notamment dans ses marges et ses lieux de transformation. Se demandant obstinément comment les individus peuvent investir leurs lieux de vie, à distance des directives venues « d’en haut » , l’artiste quitte peu à peu le seul registre documentaire pour proposer un univers traversé par la fiction, qu’il met en scène dans des expositions, des projets éditoriaux et des installations. Diplômé de l’ENS Louis Lumière, il est l’auteur de Presque île (éditions villa Noailles - archibooks), de Twice (éditions 19/80), et de La Fabrique du pré (éditions Filigranes). Ses travaux ont été exposés au Mucem, au Musée d’art contemporain de Lyon, à la villa Noailles et à la Bibliothèque Nationale de France.

PHILIPPE DE CLERCK

Philippe De Clerck est né à Bruxelles (Belgique) en 1987.

Philippe De Clerck est architecte diplômé de la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles (2011). Il co-fonde en 2013 l’agence d’architecture DEV-space, dans laquelle il œuvre à de nombreux projets allant du mobilier à l’urbanisme en passant par l’espace public. Il mène depuis 2014 une recherche doctorale sur les interfaces socio-spatiales de communautés alternatives en vue de dé-marchandiser leur habitat.

Il enseigne depuis 2017 en tant qu’assistant en projet d’architecture à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles, où il devient également l’année suivante coordinateur de la Semaine d’innovation pédagogique, ouvrant aux étudiants une panoplie de workshops intensifs en collaboration avec des acteurs du milieu culturel, politique et de la société civile. En 2019, Philippe De Clerck entame une formation universitaire en philosophie à la Vrije Universiteit van Brussel.


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(1) Collectif Mauvaise Troupe, « Contrées : Histoires croisées de la Zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa », 2016, Editions de l’Eclat, p.51.

(2) Collectif, « Ceci n’est pas un camping », 21 janvier 2014, http://zad.nadir.org/spip.php ?article2106 (consulté le 12 novembre 2018).

(3) Martin Heidegger, « Bâtir Habiter Penser », Essais et conférences, Gallimard, 1980.

(4) Bruno Latour, « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique », La Découverte, 2017

(5) Concernant les pratiques d’habiter à l’échelle territoriale à NDDL, voir Philippe De Clerck, « Dwelling Through Building And Building Through Dwelling : The Socio-Spatial Practices of Notre-Dame-des-Landes », in Gérald Ledent, Chloé Salembier, Damien Vanneste (eds.), Sustainable Dwelling, Presses universitaires de Louvain, 2020, p.89-110.

(6) Collectif, « Aux révolté-e-s de Notre-Dames-des-Landes », 30 août 2012, http://zad.nadir.org/spip.php ?article320 (consulté le 12 novembre 2018).

(7) Ariane Debourdeau, « Aux origines de la pensée écologique : Ernst Haeckel du naturalisme à la philosophie de l’Oikos », Revue française d’histoire des idées politiques, n°44 (2016/2), p.33-62.

(8) Voir à ce sujet Kristin Ross, « L’imaginaire de la Commune », La fabrique, 2016.

(9) Collectif Mauvaise Troupe, « Contrées : Histoires croisées de la rad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa », 2016, Editions de l’Eclat, p.228.