JEAN REVILLARD



URBANITES SEPULCRALES

JEAN-LOUIS GENARD (BE) Sur un sujet photographique de JEAN REVILLARD (CH)



Comment apprenons-nous ce qu’habiter veut dire ? Nous le savons tout d’abord par expérience personnelle. Nous habitons notre maison, notre appartement, notre studio. Nous vivons la familiarité avec les espaces, les objets, les personnes qui les partagent. Nous y vivons notre intimité... A côté de cela, nous sommes assaillis d’accumulations d’images que nous offrent les revues plus ou moins spécialisées, les émissions télévisées, la promotion immobilière et le « clé sur porte ». Là, l’habiter y est bien moins une expérience personnelle qu’une mise en scène et un enjeu de consommation. Un habitat plutôt qu’un habiter.

Pour autant savons-nous ce qu’habiter veut dire ? Surtout savons-nous en quoi habiter est quelque chose d’intensément humain, quelque chose qui nous constitue en profondeur, qui fait ce que nous sommes, un élément central de ce que l’on nomme parfois « sécurité ontologique » et qui ne se révèle jamais mieux que lorsque surgit l’insécurité ? Sans doute est-ce en effet face à l’expérience de la perte, de la privation, de l’extrême dénuement que se révèlent vraiment ces liens entre la subjectivité et l’habiter. Etre expulsé de chez soi, voir sa maison ou son appartement détruit par la guerre, une catastrophe naturelle, un accident, vivre dans la rue, fuir son pays, vivre l’exode, être réfugié... Ce sont ces expériences de radicale insécurité ontologique qui nous en disent le plus long sur ce qu’habiter veut dire.

Le travail de Jean Revillard nous y confronte. Ce qui semble toutefois l’intéresser, c’est moins à quel point la perte de l’habiter est destructrice, déstructure les identités,c’est moins le dénuement, l’impuissance du « ne plus habiter » qu’a si bien décrite et analysée Marc Breviglieri à partir de la situation des SDF (2002), que plutôt comment se construit, se reconstruit, face au dénuement extrême, un « vouloir habiter ».Un « vouloir habiter », ajoutons-le, qui nous situe à mille lieues de l’habitat planifié, encadré... de cet autre versant de la réponse au « non habiter », l’architecture de l’urgence, des camps de réfugiés, des centres d’accueil, des asiles de nuit, des marchands de sommeil aussi.

Nous nous souvenons des abris de fortune des réfugiés de Calais que Jean Revillard avait photographiés à distance, nous laissant soupçonner une possible intimité, mais nous montrant finalement davantage un habitat, précaire bien sûr, qu’un habiter.

Avec ce travail dans un cimetière à Manille, le regard change et nous rapproche plus encore de ce qu’habiter veut dire.Il y a là comme des « chez soi », que l’on ne retrouve ni dans les camps, ni dans les centres d’accueil, ni dans les abris d’urgence... à la fois indispensables et pas vraiment hospitaliers, offrant certes une sécurité fonctionnelle mais pas vraiment cette sécurité ontologique propre à l’habiter. Les photos se révèlent ici bien plus rassurantes, bien plus sereines que celles des abris de Calais. Ces tombeaux sont hospitaliers. A ceux qui en ont fait leur foyer, ils offrent leur solidité et leur beauté. Leur appropriation y ajoute aussi la troisième dimension de la triade albertienne : soliditas, venustas et utilitas. Des objets y sont disposés, ils sont à disposition, ils semblent y bénéficier d’une certaine protection. Ils révèlent une mise en ordre, une attention.Ils font présager une vie, des envies, une intimité. Des photos accrochées, déposées, mises en évidence, annoncent des liens, sans doute familiaux, des enfants, un père, une mère, une compagne, un compagnon.Les arrangements d’objets font côtoyer le divertissement, la musique, la télévision avec les engagements religieux, la dévotion, la piété. On imagine que ceux qui occupent ces lieux pourraient « recevoir », on y soupçonne des moments festifs.Bref, ils rappellent les différentes dimensions anthropologiques, évoquées par Marc Breviglieri, de ce que suppose l’habiter, « un soin personnel, un recueillement, une disponibilité affective mais aussi l’hospitalité et le dialogue qui ouvrent vers l’extérieur » (2002 : p. 321). Dans le travail photographique, tout cela se révèle sans présence humaine « en chair et en os » ou plutôt faudrait-il dire que cette présence humaine se révèle au travers de traces, de ces objets laissés là ou agencés, ordonnés. Anodins parfois, signifiants toujours, mais en même temps montrant à quel point l’habiter repose sur la disponibilité des lieux et des choses, sur l’assurance liée à cette présence. Une humanité des objets, de leurs arrangements entre ordre et désordre. Peut-être est-ce d’ailleurs dans cette accumulation, dans ce bric-à-brac organisé d’objets que l’on pressent cet habiter dans ses multiples dimensions, mêlant fonctionnalité, esthétisation et engagement affectif. Bref, un habiter auquel je serais prêt, nous serions prêts, à accoler sans réserve l’adjectif « décent ».

L’addition des images nous révèle aussi, non pas une expérience isolée, éphémère, un habitat « à la sauvette », précaire, mais un cimetière « habité », un véritable lieu de vie, une communauté. On y présage des échanges, de la solidarité, et, avançons le mot, une urbanité. Et l’on comprend du coup les liens entre habiter et urbanité, en quoi la sécurisation ontologique qu’offre l’habiter est une condition d’une possible urbanité, c’est-à-dire d’un vivre-ensemble articulant les espaces de l’habiter, de la familiarité et de l’intimité, avec ceux d’un espace public qui est celui d’un co-habiter. Si le mot « urbanité » s’impose bien davantage ici qu’à propos par exemple des camps de réfugiés, c’est en effet précisément parce que les formes de l’habiter qu’offrent les tombeaux préservent les habitants des risques et des pièges des trop grandes proximités qui empêchent l’intimité et précarisent du coup la sécurisation ontologique.

Tout cela, à cette réserve près peut-être qu’il s’agit d’un cimetière. Et, de fait, l’incongruité relative des images renvoie avant tout à la nature du lieu. Un cimetière. Mais cette incongruité tient en fait surtout à notre représentation occidentale de la séparation des vivants et des morts, et aux formes de rapport à la mort, de refoulement de la mort sur laquelle s’est bâtie notre culture. Dans ses travaux sur l’histoire de la mort en Occident, Philippe Ariès nous parlait des charniers qui, au moyen-âge, conjointement aux cimetières qui entouraient les églises, étaient des lieux de commerce, de fêtes (2014). Dans son livre Les vivants et la mort, Jean Ziegler nous décrivait leur cohabitation dans les pays latino-américains (2008). Etymologiquement, le mot « cimetière » nous ramène à l’hospitalité. Le mot grec koimêtêrion signifie « lieu pour dormir ». Si l’étymologie est oubliée, le français a toutefois conservé l’expression « dernière demeure ». Peut-être est-ce d’ailleurs parce que le tombeau est pensé, par ceux qui le bâtissent, comme « demeure » qu’il se prête quelquefois si bien à l’habiter, et les cimetières à l’urbanité.

JEAN REVILLARD

Jean Revillard est né à Genève en 1967. Il réside à Genève et travaille partout à travers le monde.

Jean Revillard entre en 1988 à la défunte école de photo d’Yverdon.

Il ouvre la même année la Galerie Europa à Genève.

Il se retrouve avec son ami Laurent Stoop à Berlin Est dans la nuit du 9 novembre 1989. Leurs images sont exposées et publiées dans de nombreux magazines européens.

Après un passage au Maroc et en Irlande, il revient en Suisse pour des collaborations avec la presse suisse pour laquelle il voyage en Europe de l’Est et en ex Yougoslavie.

Ses travaux tournent autour des thèmes du paysage urbain mais aussi du portrait.

En 2001, il fait scanner des d’archives de photographes Suisses et fonde la première agence Online de Suisse romande Rezo.ch.

Rezo.ch est aujourd’hui reconnue, travaille pour la presse suisse et internationale, et a bénéficié de nombreuses mentions et prix dans des concours. L’agence a remporté quatre prestigieux World Press.

Entre 2003 et 2004, pendant 11 mois, sur un vieux voilier en acier, il traverse l’atlantique à deux reprises en réalisant des reportages en famille pendant les escales.

A cette occasion, Il découvre un autre visage de l’immigration clandestine dans les ports où il s’arrête et décide de commencer un travail sur ce sujet.

En 2010, il entame un travail sur l’exploitation des femmes africaines dans les forêts au Nord de Turin intitulé “Sarah on the Bridge”.

Aujourd’hui, il poursuit ses recherches sur l’habitat précaire, et monte des installations video.

Jean Revillard a exposé ses travaux en Suisse, en Belgique, en Irlande, en France et au Maroc.

Il a remporté de nombreux prix dont, notamment, le 1er prix au World Press Photo Award 2008 et bien d’autres encore entre 2010 et 2015.

Des collections suisses et européennes ont acquis ses photographies. En 2017, c’est la villa Medicis et l’institut suisse de Rome qui lui ont ouvert ses portes.

Aujourd’hui, il poursuit ses recherches photographiques sur le paysage urbain et le portrait en traitant de sujets contemporains. Il cherche à occuper des territoires pour en faire ressortir des réalités cachées comme avec les migrants du Nord de la France.

JEAN-LOUIS GENARD

Jean-Louis Genard est né à Bruxelles en 1951. Il réside à Bruxelles et travaille à Bruxelles.

Il est philosophe et docteur en sociologie formé à l’Université libre de Bruxelles. Il est professeur, notamment à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles où il y enseigne la sociologie et la philosophie esthétique. Il y assura par ailleurs la fonction de doyen de 2011 à 2012.

Il est rédacteur en chef de la revue électronique de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), SociologieS. Il co-dirige la collection Action publique chez Peter Lang, ainsi que la collection Architecture et aménagement du territoire aux éditions de l’ULB. Il a publié de nombreux ouvrages et articles. Ses travaux portent notamment sur l’éthique et la responsabilité, les politiques sociales, la culture et les politiques culturelles, l’art et l’architecture. Sous l’horizon du déclin des politiques sociales, il s’est intéressé à la montée de l’urgence et de l’humanitaire.


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Bibliographie.

Ariès, Ph. (2014), Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris : Seuil

Breviglieri, M.(2002), « L’horizon du ne plus habiter et l’absence du maintien de soi en public », dans D. Céfaï et I. Joseph (éd.), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Paris : Éditions de l’Aube, p. 319-336.

Ziegler, J. (2008), Les vivants et la mort, Paris : Seuil