YOGAN MULLER



« Nous vivons le temps des points d’inflexion et de l’inversion des courbes. » (1)

PARADIS NATUREL

YOGAN MULLER (FR) Sur un sujet photographique de Yogan Muller (FR)



Si je vous parle d’Islande, je suis certain que vous penserez instantanément aux fjords, aux aurores boréales, aux geysers, au soleil de minuit, aux chevaux, aux cascades, etc.

Aujourd’hui, les innombrables offres touristiques rendent accessible à l’excès ce paradis haut perché en latitude. Le marché promet un séjour inoubliable en l’espace d’un week-end grâce aux « city breaks ».

Quel meilleur break en effet que de traverser un bras entier de l’Atlantique nord en seulement trois heures et demi puis toucher terre, au sens littéral, au milieu de l’océan et des champs de lave, le tout en respirant l’air si vif de l’Arctique ? N’est-ce pas cela le paradis naturel, un endroit où « vraiment se couper » des affres d’un quotidien urbain surchargé ?

Seriez-vous en train de planifier votre futur voyage en Islande ?

Comme beaucoup d’autres, c’est l’idée d’une pure nature qui m’attira en Islande. L’irrépressible souhait de découvrir le pays s’est d’abord manifesté à l’hiver 2009 tandis que j’étais stagiaire au sein de l’agence Magnum Photos à Londres. L’Islande, c’était l’endroit où je savais devoir entamer un nouveau trajet photographique. J’y ai atterri pour la première fois en septembre 2010.

Depuis, au fur et à mesure de mes sept voyages, j’ai vu s’effilocher le schème de la « pure nature », celui vendu par l’industrie touristique. À chaque nouveau séjour, je vis progressivement cet idéal s’effriter et dus admettre qu’assez peu de choses en Islande sont véritablement « pures ».

Le cas des champs de lave est particulièrement éclairant. Dans ces étendues, en apparence parmi les plus vierges qui soient – en raison de leur grande jeunesse géologique –, des découpages cadastraux ont eu lieu, des lignes à très haute tension les traversent et une ribambelle de toponymes situe ces champs de lave dans de très précises cartes géologiques et autres atlas géographiques. À cela s’ajoute l’incroyable collection de photographies satellitaires, les sillons de la dense infrastructure routière, de nombreuses piles de déchets et quelques clôtures en barbelé.

Lors de mon dernier séjour en septembre et octobre 2017, je fus confronté à la plus belle contradiction qui soit quand il est question de « nature intacte ». En effet, un vaste site géothermique du nom de Krýsuvík, autour du lac de Kleifarvatn, a été classé et fait désormais partie du réseau Global Geopark de l’Unesco. Sur le bas-côté de la route qui vous y conduit, un panneau signale en grande pompe votre entrée dans cette zone protégée.

Or, une fois cette zone classée, il va sans dire que, d’un point de vue épistémologique, sa dimension naturelle disparaît complètement derrière de très bureaucratiques processus de classement, la reconduction - ou non - tous les quatre ans dudit classement, entre autres opérations d’entretien et de protection ainsi que la longue série de critères à laquelle le site est soumis. Là, à l’impeccable rigueur du panneau de l’Unesco se joignait, juste sur sa gauche, l’extrême violence d’une montagne entière que l’on avait transformée en carrière de gravier.

Ce type de déconvenues s’accumulant, il fallait admettre que le schème de la pure nature, celui des brochures touristiques, ne fournissait qu’un accès excessivement limité à cet autre pan qu’est la réalité du terrain, outre Atlantique.

Le monde que vous aimeriez voir et celui que vous devez regarder (3)

L’usure de ce schème a été douloureuse et date d’avant 2017. À mon cinquième voyage, en juin 2014, s’en était déjà fini de la « pure nature ». À mon sixième voyage, d’avril à juin 2015, je voyais l’Islande comme amplement envahie par le front de la modernisation.

Au printemps 2015, l’île n’avait plus rien de distant et se trouvait reliée, par une évidence nouvelle, à une myriade de grandes métropoles européennes et nord-américaines au gré des procédures rythmées du dense trafic aérien transatlantique. Je devais donc apprendre à supprimer l’idéal naturel de mon champ photographique et me mettre aux prises avec le monde, parfois peu ragoûtant il est vrai, que je devais regarder ; le seul, en l’occurrence, qu’il est possible de photographier.

Ce même printemps 2015, l’Islande était devenue, du moins à mes yeux, un territoire d’inscription de l’Anthropocène. En toute prudence scientifique, alors que le terme circulait abondamment dans la littérature sans avoir été pourtant validé par celles et ceux qui doivent prioritairement en décider, je me saisissais du fond de l’« affaire », à savoir notre surpuissance d’agir sur Terre. L’Anthropocène signale en effet que nous sommes devenus, par la force des choses et du progrès sans doute, en tout cas par la technique, aussi puissants que la géologie elle-même. En tant que photographe, ce télescopage des échelles me hantait. Car enfin, comment pouvons-nous peser aussi lourdement sur Terre ? Et, par-dessus tout, existe-t-il des manifestations visibles de cette surpuissance ? Autrement dit, est-elle photographiable ?

Il se trouve qu’avec le médium photographique, il est possible d’instiller un doute sur les échelles, les distances et les volumes de ce que vous photographiez. Il existe en effet des positions où, grâce à cette manière très spécifique de voir le monde qu’est la projection perspective, vous pouvez faire se télescoper le proche et le lointain dans l’image. Ces sites de prises de vue ne se présentent pas spontanément. Vous devez ardemment les chercher en arpentant un terrain accidenté « dans le plein vent du monde » (4) et ce, pendant de longues heures. Aussi serait-il abusif de dire que je me suis mis en quête de ces seuls sites, mais je dois admettre qu’à chaque fois, leur découverte fut tout à fait jubilatoire. Car grâce à la photographie, je pouvais alors traduire visuellement une partie de ce qu’est physiquement l’Anthropocène.

Le Beau et la dévastation

À la vue de ces images, peut-être auriez-vous envie de parler de matière et d’écriture photographiques ; des lumières, des palettes de couleurs, de plans de netteté, entres autres qualités essentiellement plastiques, pour ne pas dire esthétiques (5).

Or, en photographie de paysage, l’« esthétisation » pose éminemment problème car cette opération emporte souvent la violence des dévastations dans l’impeccable et muette netteté de l’image. Image sur laquelle porter un jugement lui aussi esthétique, ignorant cependant tout du contexte dans lequel ce qui est représenté était d’abord plongé. En outre, l’image ne dit absolument rien de l’investissement aussi périlleux que minutieux qu’est la marche et la manutention photographique dans son ensemble. Enfin, l’image ne dit pas un mot de tout ce qui gravite autour de sa mûre composition et, notamment, de ces détails tout juste en dehors du cadre, à quelques mètres de là, juste en haut ou même derrière ; ces éléments qui, pris dans le cadre, feraient entrer le pathos des pires exactions et autres saintes horreurs.

Justement, dans ces images vous verrez quelques-unes des manifestations parmi les plus brutales de l’avancée du front de modernisation en Islande : il s’agit des carrières. Dans l’une d’elles, entre les monts Stapafell et Súlur, preuve peut être faite par l’image que nous savons transformer des montagnes entières en graviers de diamètres normés pour plus tard couler d’impeccables rubans d’asphalte. À cela s’ajoute l’effroi de se savoir arpenter une zone parsemée de failles sismiques où pourrait jaillir inopinément une nouvelle éruption et où jadis la genèse tellurique battait son plein. Sans oublier l’effroi, pour couronner le tout, de voir sous vos yeux des gars en quad et en motocross fendre le silence d’une fin d’après-midi de juin baignée par le soleil éternel du solstice d’été et imprimer de pénultièmes saillies sur les tas de graviers accumulés çà et là. À la vue s’ajoute, au gré des vents, l’odeur de ce mélange d’huile et d’essence qui leur permet de carburer intensément jusqu’au sinistre sommet des flancs de montagnes que l’on a préalablement dépecés. Nonobstant, parce qu’elle ne dit rien de tout cela, l’image photographique de paysage peut éveiller l’ultime sentiment du Beau, une indiscutable jouissance esthétique et intellectuelle.

Face à cette brutale asymétrie, j’aime souvent convoquer une autre forme d’esthétique, en revenant à l’étymologie grecque, et ainsi parler d’une manière de nous rendre sensibles. En ces temps de mutations écologiques, cette autre définition a le mérite d’offrir une autre vue sur notre manière d’habiter la Terre, c’est-à-dire, notre façon de « faire monde ».

Car nous nous méprendrions gravement, je le crois, de continuer à étendre le voile du Beau sur tout ce qui relève des tendances lourdes de notre époque. Des tendances qui, assez malencontreusement, ne font que se confirmer (6). Autrement dit, continuer d’étendre le voile du Beau ce serait, dans une large mesure, poursuivre le synopsis moderne d’émancipation, donc prolonger notre désir d’arrachement aux contraintes terrestres, peut-être même de renforcer le déni d’une situation essentiellement critique - pour ne pas dire tragique- ; et ce, au moment même où la science indique qu’un tout autre régime épistémologique est désormais de rigueur. De nombreux articles en sciences de la Vie et de la Terre le montrent, nous entrons quasi-quotidiennement dans un faisceau d’attachements.

À ce point d’inflexion de notre géohistoire (7), entre arrachement et attachement aux contraintes terrestres, ce que j’ai photographié en Islande, c’est tout ce qui tombe sur cette pauvre terre, ou, plus exactement, tout ce que nous faisons tomber sur notre malheureuse Terre.

Au fond, c’est ce qui rend l’Islande si attractive : sur cette fine et si jeune pellicule de vie, sous laquelle s’accumulent d’incommensurables tensions tectoniques, s’abattent simultanément les excès et les éclats du bouillonnement thermo-industriel.

YOGAN MULLER

Yogan Muller est né à Toulouse en 1987. Il vit à Bruxelles et travaille à Bruxelles et en Islande.

Il est doctorant en Art et sciences de l’art à l’ENSAV La Cambre et l’Université libre de Bruxelles. Il se spécialise en photographie et épistémologie du paysage.

Il considère l’Anthropocène comme un défi adressé à la modernité et aux arts, tout particulièrement parce que notre esthétique a dévié de son sens originel : se rendre sensible à.

Sa dernière exposition personnelle s’est tenue en novembre et décembre 2015 à l’ISELP à Bruxelles, au cours d’une résidence d’artiste articulée à un cycle de conférences. Il termine actuellement son doctorat et se consacre à l’édition de son travail.


— 

(1) Deborah Danowski, Eduardo Viveiros de Castro, « L’Arrêt de monde » dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014, p. 227.

(2)

(3) Une formule que je dois au photographe américain Frank Gohlke.

(4) David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2012, p. 70.

(5) Par esthétique entendons ici résonner le sens devenu classique depuis le XVIIe siècle, à savoir la science du Beau.

(6) Nous savons par exemple que les deux scénarios de l’effondrement publiés – parmi huit autres vertueux – dès 1972 dans le fameux rapport Limits to Growth, sont en voie de réalisation. L’un d’eux donne l’échéance du milieu de la prochaine décennie 2020, le second la décennie 2060. Voir sur ce point les travaux de Graham Turner, « Is Global Collapse Imminent ? An Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data », Research Paper, No. 4, Université de Melbourne, Août 2014. En ligne : http://sustainable.unimelb.edu.au/sites/default/files/docs/MSSI-ResearchPaper-4_Turner_2014.pdf. Consulté le 12 novembre 2017. Aussi, au moins en 2012 et 2014, il se trouve que nous étions sur les rails du pire scénario modélisé par le GIEC, à savoir le scénario nommé RCP8.5.

(7) C’est-à-dire d’une histoire qui cesse d’enregistrer les seuls faits inter-humains mais intègre enfin notre relation à l’étendue terrestre, ce qu’Augustin Berque a nommé le « lien écouménal ».