ANDREA EICHENBERGER



LES MILLES BRIQUES

ALICE JASPART (BE) Sur un sujet photographique d’ANDREA EICHENBERGER (BR)



« Mondes parallèles

L’un vivant l’autre mort

Reflets l’un de l’autre

En décalage temporel

Et si nous remettions le monde à l’endroit ? » (1)



Une porte bleue, trois fenêtres barreaudées, une façade axiale au blanc terni… La symétrie affirme l’institution. Mais à bien y regarder, il semble que les marques du temps, ses fissures et ses palliatifs, se jouent des règles de cette stabilité déchue. Que renferme ce lieu aux apparences à la fois banales et intrigantes ? Un ancien internat, un hôpital désaffecté ou une prison sur le point de fermer ?



Le doute s’est peut-être immiscé chez Andrea Eichenberger, photographe, lorsqu’elle s’est trouvée face à la maison d’arrêt du centre-ville de Beauvais, ancien hospice devenu établissement pénitentiaire en 1858. « Les mille briques », comme l’appellent les personnes détenues, allait cesser de fonctionner en décembre 2015 pour être remplacé par un centre pénitentiaire flambant neuf au sud de la ville. C’est avec le projet de participer à la conservation de sa mémoire que la photographe a pénétré ce lieu et s’est mise en quête visuelle du vécu carcéral et de ses histoires anonymes, « avec l’envie de donner une chance à ce qui est invisible, à ce qui le deviendra peut-être encore plus avec la disparition, en France, des prisons en ville » (2).



Andréa témoigne ainsi du mouvement bien en marche en Europe de la mutation carcérale, qui délaisse les prisons des centres-villes au profit de grands complexes pénitentiaires décentrés, les bâtisses délabrées faisant place aux galeries aseptisées. Murs amochés d’une vieille prison condamnée, murs immaculés d’une nouvelle prison « 5 étoiles » (3), les murs des prisons marquent pourtant toujours « la frontière entre la liberté et l’enfermement » (5), entre « la société » et « les délinquants », entre « nous » et ces « autres ». Pourtant, les photographies d’Andréa brouillent sans emphasela frontière et ses certitudes, en nous engageant sur les traces d’un quotidien très ordinaire, ponctué d’objets, de gestes, d’instants qui nous sont si proches. L’atmosphère carcérale particulière qui joue sur les sens, imprègne les corps et pénètre les esprits y est palpable, tout en retenue.



Le temps carcéral est, comme à l’extérieur, un temps objectif, celui des horloges, qui planifie, ordonne, minute le quotidien pénitentiaire et ses mouvements. Mais « la prison est aussi le théâtre d’un temps subjectif, celui du vécu de ce temps objectif, des heures qui fusent aux heures qui ‘durent à ne plus en finir’ » . Pour les personnes détenues, la cellule est généralement le lieu des heures qui se répètent dans l’attente : l’attente du moment prévu pour les appels téléphoniques, l’attente d’une possible visite de la famille, l’attente d’une réponse à sa demande de congés, l’attente d’un après, l’attente… Comment ne pas perdre le fil du temps qui s’étire inlassablement jour après jour et menace de rompre un peu plus chaque jour ? Ou, à l’inverse, comment faire passer le tempspour le tuer ? Répéter mécaniquement les habitudes extérieures, se forcer à la couleur et à la coquetterie ou s’engouffrer dans les souvenirs à la recherche des plus doux, malgré les bruits assourdissants de la prison et des remords… Chercher refuge en détention est pourtant vain.



En prison, le rappel de la fermeture est partout : murs, grillages, lourdes portes, écrous, verrous. Fermer pour protéger l’extérieur. Mais aussi fermer pour épier l’intérieur : couloirs, cellules, lits, douches, toilettes, tout peut être observé en prison. Des bocaux de surveillance aux œilletons et aux portes qui s’ouvrent sans aucune demande d’autorisation, le regard qui surveille est omniprésent, souvent relayé et dépersonnalisé au moyen de caméras anonymes. A l’intérieur, la frontière sépare, distingue, exclut mais perd tout potentiel protecteur, certainement de l’intimité. « Fouilles par palpations », « fouilles à corps », « fouilles à nu », ouverture des courriers, lecture des mots doux, dessins d’un enfant et photos intimes d’un(e) partenaire spoliés par le regard étranger. Vivre en prison, c’est faire l’expérience de l’intrusion permanente et de la dépossession progressive. La détention vise l’introspection, nous dit-on…



« Quand tu écris deux lignes, et à la fin de la deuxième ligne, tu ne peux pas te rappeler le début de la première. Le sentiment qu’on se consume de l’intérieur, le sentiment que si tu disais ce qui se passe, si tu lâchais cela, cela sifflerait comme de l’eau bouillante à la figure de l’autre comme par exemple l’eau bouillante qui brûle pour la vie, qui le défigure. Une agressivité démente pour laquelle il n’y a pas de soupape. C’est le plus grave, la conscience claire qu’on n’a aucune chance de survivre, l’échec total pour faire passer cela, de se faire comprendre à d’autres » .(6)



En libérant par la photographie des histoires anodines de la maison d’arrêt de Beauvais, Andréa « pose des questions sur la condition carcérale et sur la difficulté que nous avons à regarder l’autre »(7). La recherche esthétique rejoint alors la recherche scientifique et l’engagement militant pour ouvrir au questionnement du sens de la peine de prison, un questionnement aussi ancien que l’existence de l’institution prison elle-même… une institution parfois ébranlée, mais jamais déstabilisée. Des milliers d’hommes et de femmes y sont passés, y sont à cet instant. Des milliers de femmes et d’hommes dont le numéro d’écrou a remplacé le nom, une cicatrice, un tatouage en guise de témoignages abrégés de leur vie à l’extérieur. Signe particulier : néant. Et si nous étions ces « autres » ?

ANDREA EICHENBERGER

Andrea Eichenberger est née à Florianopolis en 1976. Elle réside à Paris et travaille entre le Brésil et la France.

Elle est membre de l’agence photo Picturetank à Paris.

Après ses études d’arts à l’UDESC (Université de l’Etat de Santa Catarina, au Brésil), elle devient docteur en anthropologie à l’Université Paris 7. Cherchant à faire dialoguer art et anthropologie visuelle, elle place la question de la rencontre au cœur de ses projets photographiques. En 2013, elle a été lauréate du Prix Funarte Femmes dans les Arts Visuels/Ministère de la Culture, Brésil, avec le projet « Translitorânea » et en 2012, du Prix UPP/Dupon Découverte, à Paris, avec le projet « (in)Sécurité ». Elle enseigne la photographie à l’Ecole d’art et de design d’Orléans.

ALICE JASPART

Alice Jaspart est née à Bruxelles en 1980. Elle réside à et travaille à Bruxelles.

Elle est diplômée en anthropologie et docteure en criminologie.

Après une thèse menée en Faculté de Droit et de Criminologie de l’ULB (2005-2010), elle a été Chargée de recherches FNRS au sein du Centre de Recherches Criminologiques (ULB 2011-2015) puis stagiaire postdoctorale au Département de Criminologie de l’Université d’Ottawa (2015-2016). Elle a aussi été Maître de conférences à temps partiel à l’ULB ainsi que Chargée de cours invitée à l’Université Catholique de Louvain.

Ses travaux de recherche ont principalement porté sur les politiques publiques et les pratiques en matière de réaction à la délinquance juvénile (en particulier, en contexte de placement ou d’enfermement des jeunes contrevenants). Elle est l’auteure de plusieurs publications dont l’ouvrage intitulé « Aux rythmes de l’enfermement. Enquête ethnographique en institution pour jeunes délinquants » (Bruxelles, Bruylant, 2015). Au départ de ses recherches auprès des jeunes poursuivis par la justice et des professionnels qui s’occupent d’eux, Alice Jaspart s’est aussi intéressée à différents questionnements méthodologiques et éthiques en recherche criminologique qualitative (en particulier, en recherche ethnographique).

Alice Jaspart est également membre du Centre Interdisciplinaire des Droits de l’Enfant et de la Commission Jeunesse de la Ligue des Droits de l’Homme.


— 

(1) G. Jaspart, Parallèles enlacées, 2002.

(2) A. Eichenberger, Les mille briques, texte de présentation.

(3) Ch. Adam, J.-F. Cauchie, M.-S. Devresse, F. Digneffe, D. Kaminski, « Les prisons sont devenues des hôtels cinq étoiles », Crime, justice et lieux communs. Une introduction à la criminologie, Bruxelles, Larcier, pp. 203-230.

(4) Rostaing, La relation carcérale. Identités et rapports carcéraux dans les prisons de femmes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 126.

(5) N. Michel, « Temps carcéral et agents pénitentiaires : d’un temps compté à un temps conté », Rev. Dr. Pen., 2009, p. 1014.

(6) Lettre d’Ulrike Meinhof, citédans La Brèche, Un peu de bon sens, que diable ! Notes sur l’enfermement sensoriel, Lille, Collectif La Brèche, 2007.

(7) A. Eichenberger, Les mille briques, texte de présentation.