SAMUEL GRATACAP



DRAPER L’HUMAIN

SARA TASSI (IT) & SASKIA COUSIN (FR) Sur un sujet photographique de SAMUEL GRATACAP (FR)



« Or, l’hospitalité ne peut être offerte qu’ici et maintenant, quelque part. L’hospitalité donne comme impensé, dans sa « nuit », ce rapport difficile, ambivalent au lieu. Comme si le lieu dont il était question dans l’hospitalité était un lieu qui n’appartient originellement ni à l’hôte ni à l’invité, mais au geste par lequel l’un donne accueil à l’autre – même et surtout s’il est lui-même sans demeure à partir de laquelle puisse être pensé cet accueil . »(1)

1903, Marcel Mauss et Émile Durkheim, respectivement fondateurs de l’anthropologie et de la sociologie françaises écrivent que, pour les sociétés traditionnelles, comme dans la Rome antique, « le camp est le centre de l’univers et tout l’univers y est en raccourci (2) ». 1903, c’est aussi l’année où le terme camping fait son apparition en France, dans le magazine L’Auto, lié au très sélectif et conservateur Automobile Club de France. Depuis, la tente et le campement vont de pair : l’abri de toile est devenu un immense marché pour le loisir, la guerre, le logement d’urgence. Dans le même temps, la tente, abri nomade universel, résiste à son industrialisation et chacune et chacun en l’habitant se l’approprient. Le travail de Samuel nous interroge à la fois sur la déshumanisation propre à l’industrialisation, et sur la capacité humaine à fabriquer son chez soi, s’y exprimer, s’y draper.

Arpenter

Concrètes, situées, les recherches de Samuel explorent autrement le camp de Choucha : Un inventaire systématique des typologies d’« habitat temporaire ». Des « résultats d’une créativité contingente » dirait-il, probablement, l’architecte attentif aux processus constructifs. Mais aussi une zone de marge, un espace liminaire, intermédiaire entre deux espaces, deux moments de la vie, deux identités et les rites qui lui sont associés. Une parenthèse temporelle pour des milliers de gens, et qui pourtant peine à prendre consistance dans nos consciences. Samuel arpente, regarde, discute. Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il sent, les coulisses des statistiques, des chiffres, des grandes cartes de migrations. Il s’arrête, écoute, donne consistance à des mots, à des fragments de vie ancrés dans des territoires physiques, concrets. Il décide ainsi de dessiner, de faire exister ce « morceau de territoire tunisien qui n’était sur aucune carte et qui certainement ne le serait jamais (3) ». Il dessine pour ralentir la course du photographe, chasseur des photos. Une course aveugle, durant laquelle on ne voit que ce que l’on connaît, ce que l’on veut voir. En retraçant le plan du camp de Choucha, Samuel pose un geste : il ralentit pour suspendre toute réaction immédiate, troubler ses « va-de-soi ». Il (ré)apprend à hésiter pour voir au-delà de ce qu’il connaît, pour se laisser contaminer par d’autres points de vue, d’autres manières de voir, de faire importer.

Un décentrement de regard, d’attention qui permet de faire exister ce qui est habituellement qualifié de « ne pas digne d’être montré » car temporaire, éphémère, donc invisible. La rigueur des conventions graphiques du dessin en plan (expression par excellence du « formel », du « planifié ») est ici mobilisée pour rendre compte des « ajustements, » d’une réalité complexe, « en faisant ». Plutôt qu’épurer, niveler pour faire émerger une cohérence, il est ici question de repeupler, densifier pour donner consistance aux adaptations, aux détournements, aux « incohérences ».

Faire corps

Hommes ou femmes, les exilés photographiés par Samuel réfugient leurs corps et leurs visages dans des bouts de toile, des foulards, des voiles, des couvertures. Ils se protègent du soleil, du vent, du sable, des regards. Sur les photos du camp exposées ici, plus d’être vivants : ne restent que les bouts de toiles, les foulards, les couvertures. Pourtant, si l’on s’y perd un instant, on comprend que ces polaroids secs enregistrent la subjectivité de Samuel (4) et de ceux qui ont drapé leurs abris. C’est en regard des photos froissées de tentes installées bien lissées sur un gazon bien coupé que l’on réalise que ce sont justement ces bouts de toiles, ces foulards, voiles au vent et couvertures qui ouvrent au sensible, à une esthétique de/dans la vie nue (5). Une série de portraits drapés d’architecture, de la peinture classique aux Cristos qui s’ignorent. En peinture, le drapé est indiqué par des jeux d’ombres et de lumières qui dessinent le mouvement du tissu mais aussi la forme des corps recouverts et que l’on doit deviner : des vieilles, la tête baissée par le vent ; des indomptables, le regard fier vers la prochaine dune ; des timides, les épaules enfermées sur eux-mêmes.

Des premiers plans ? Plutôt des fractales infinies où le rapport figure-fond se brouille, suit le regard dans nos sinueux allers-retours. Il caresse l’image, passe, furtif. Il y revient, place un cadre.

Une tente dans un désert. Un bois, une tige en métal sur un lambeau en proie du vent. Et puis quelques parpaings, une brique, un pneu. L’image se dévoile : une tache, une couture, un motif géométrique sur le fond aux tons timides d’un morceau de couette. Chaque polaroid semble vouloir rendre compte de la pluralité de composants (ou d’êtres) enchevêtrés dans ces objets souvent appréhendés et mis en scène comme des fonds neutres, des arrière-plans. Chaque polaroid est un microcosme. A défricher, à parcourir.

C’est ainsi qu’on comprend pourquoi ces baraques nous parlent d’hospitalité contrairement aux tentes lisses et normées : elles font corps avec leurs habitants.

Hostipitalité

L’accueil temporaire n’est pas forcément synonyme de logement éphémère : ce qui se joue, c’est d’abord la possibilité d’une hospitalité. Perdu en Méditerranée, Ulysse erre et accoste sur de multiples rivages inconnus, souvent hostiles, dont l’actuelle Tunisie où se trouve Choucha. À chaque fois, une question le taraude : ceux-là seront-ils civilisés ? La civilisation d’Ulysse ne réside pas dans la magnificence des palais de ses hôtes, mais dans la nature de leur hospitalité : vont-ils être dévorés, séquestrés, envoûtés, rejetés ? Par-delà l’étymologie indo-européenne, la tradition de l’hospitalité est un don-contre don au fondement de toutes les sociétés humaines. Chaque société, à chaque moment de son histoire, s’invente des codes et des rituels pour régler la question de l’accueil de l’autre qui fonde les relations humaines. En offrant le gîte et le couvert à un étranger, on crée une relation sociale, on agrandit le cercle des connaissances, et la possibilité d’être soi-même (ou ses descendants) accueilli un jour, ailleurs. C’est un droit sacré, oscillant entre logique d’égalité et logique de compensation. Mais, depuis la société romaine devenue Nation, l’Europe a commencé à trier les bons hôtes, dignes de l’hospitalité, des autres, hôtes indésirables devenus hostiles. Ce tri, ce sont les lois de ce Jacques Derrida nommait d’hostipitalité, pour en rappeler l’ambivalence. Cette hospitalité négociée est, en théorie, le régime de la paix perpétuelle voulue par Kant : cosmopolite, mais, instituée, contrôlée. En théorie seulement : ce que les médias nomment la « crise des réfugiés », alors que l’Europe n’accueille que 6 % des réfugiés, n’est-elle pas une « crise occidentale de l’hospitalité » (6) ? Lorsque nous regardons les camps de l’UNHCR, nous devons nous demander : qui est l’hôte potentiellement hostile ? Est-ce l’exilé ou bien plutôt son hôte, le cyclope ? Se souvenir que l’hôte a donné le terme otage. Mais aussi hostie, le sacrifice. Jacques Derrida distinguait l’invitation, ou accueil conditionné et codifié DES lois d’hospitalité (l’hostipitalité), de la visitation, la maison ouverte, LA loi de l’hospitalité, inconditionnelle. Alors que nous avions oublié jusqu’au principe de la visitation, et que nous bafouons collectivement les lois d’invitation que nous nous étions nous-mêmes fixées, les images de Samuel nous confrontent à la fois à l’hostipitalité de l’accueil industrialisé, et à la capacité des exilés à s’installer et faire corps avec la maison – toute chose au principe de la visitation et de la Loi inconditionnelle d’hospitalité.

Les camps, campements, leurs habitants, leurs habitats et leurs modes d’habiter donnent à voir des cycles d’accaparement, de transformations, d’appropriations, d’exclusions et de retour. Draper sa tente, la faire sienne, c’est aussi dans cette espace liminaire et incertain du campement, conserver, conforter envelopper son identité, se draper dans la dignité. Les tentes drapent la dignité de celles et ceux à qui l’on a tenté de l’ôter. Tout ceci, pour reprendre le mot de Mauss et Durkheim, peut effectivement se lire comme un raccourci de l’univers.



SAMUEL GRATACAP

Samuel Gratacap est né à Pessac en 1982. Il vit à Paris et travaille Paris et partout dans le monde.

Il est représenté par la galerie Les filles du calvaire à Paris.

Samuel Gratacap est collaborateur régulier en Libye pour le journal Le Monde.

Il est diplômé de l’école supérieure des beaux-arts de Marseille (2010). Curieux de la réalité cachée par les chiffres de l’immigration, il pousse les portes du centre de rétention administrative de Marseille en 2007. Il recueille aussi des témoignages qui le conduiront en 2010 à Lampedusa (Italie). À partir des objets échoués rassemblés par les habitants de la ville, le photographe bâtit un récit subjectif qui le mènera à Zarzis, ville portuaire du Sud tunisien, puis au camp de Choucha, à quelques kilomètres de la frontière libyenne. À l’été 2013, lorsque les organisations internationales ferment officiellement le camp, les migrants n’ayant pas réussi à obtenir le statut de réfugié prennent le chemin de la Libye. Le photographe rejoint alors Tripoli, où il poursuit son travail sur les lieux d’enfermement et les zones d’attente des travailleurs journaliers.

Il est lauréat d’une bourse du CNAP en 2012 (fonds d’aide à la photographie documentaire contemporaine) puis du prix Le Bal-ADAGP de la jeune création en 2013. Première exposition monographique La Chance au CRAC Languedoc-Roussillon de Sète en 2014. Son travail réalisé durant deux années en Tunisie dans le camp de réfugiés de Choucha (2012-2014) a fait l’objet d’une exposition personnelle au Bal (Paris) en 2015 et d’une publication aux éditions Filigranes. Cette même année, il reçoit la mention spéciale du jury lors des rencontres Plat(t)form du Fotomuseum de Winterthur ainsi qu’une bourse de travail de la FNAGP (Fondation nationale des arts graphiques et plastiques) et du fonds de dotation Agnès b. pour le projet Les Naufragé(e)s (Libye), exposé à l’Institut du Monde Arabe dans le cadre de la Biennale des photographes du monde arabe contemporain.

SARA TASSI

Sara Tassi est née à Montegranro (Italie) en 1989. Elle vit et travaille entre Bruxelles et Porto-Novo (Bénin).

Elle est architecte diplômée de la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles en 2013.

En 2015, elle décroche une bourse "aspirant FNRS" pour développer son travail de thèse de doctorat portant sur la notion d’espace public dans le Sud-Bénin. Avec comme terrain la ville de Porto-Novo, elle explore la transposition des typologies spatiales d’espace public par le biais de mouvements d’aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur des maisons familiales. Ses recherches s’appuient sur un travail situé de relevé et d’écoute en action. Ce faisant, son travail tente de problématiser le concept moderne de ville, et de "rejouer" les oppositions binaires qui l’accompagnent (privé-public, habité-non habité, sacré-profane,… ). Sara Tassi est membre active de plusieurs associations de défense des droits de réfugiés et de demandeur d’asile, tant en Italie, où elle a vécu jusqu’en 2012, qu’en Belgique.

SASKIA COUSIN

Saskia Cousin est née à Saint-Maurice en 1973. Elle vit entre Saint-Denis et Dakar(Sénégal) et travaille principalement à Paris.

Elle est maitresse de conférence en anthropologie à l’Université Paris Descartes (Centre d’anthropologie culturelle –CANTHEL). Ses recherches portent sur les économies de l’altérité, soit les lieux et les biens, les services et les personnes dont la valeur dépend du caractère d’altérité : tourisme, (in)hospitalité, art contemporain africain, coopération internationale... Elle croise des enquêtes ethnographiques en France et en Afrique de l’Ouest et l’étude des réseaux sociaux dédiés aux mobilités. Elle a participé à plusieurs ouvrages, jurys d’architectures, conférences et expositions portant sur la question de l’habitat temporaire, des campings aux bidonvilles. Elle est active dans plusieurs collectifs de défense des droits pour les migrants et les habitants des bidonvilles.


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(1) Jacques Derrida, Anne Fourmantelle, De l’hospitalité, Calmann-Levy, 1997 : p.10.

(2) Emile Durkheim, Marcel, Mauss, « De quelques formes de classification - contribution à l’étude des représentations collectives ». Année sociologique, 6, (1903) : p.40.

(3) Samuel Gratacap, Empire, Catalogue d’exposition, LE BAL, Filigranes Éditions, Paris, 2015.

(4) Cela n’est pas sans évoquer le photographe, théoricien et critique Takuma Nakahira qui ne « considère pas la photographie comme un moyen d’expression d’un artiste photographe, mais comme la simple capture mécanique d’une perception subjective » http://lantb.net/figure/ ?author=1&paged=10 (5) Giorgio Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997.

(6) Karen Akoka, « Ce n’est pas une crise des migrants mais une crise des politiques d’hospitalité », Revue projet, 2017 : [1] ; Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », La vie des idées, 2016 :

[http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html] ; Michel Agier et Clara Lecadet (dir.), Un monde de camp, La Découverte, Paris, 2014 ; Didier Fassin, Le monde à l’épreuve de l’asile. Essai d’anthropologie critique, Paris, Société d’ethnologie, 2017.