CHRISTOPHE CAUDROY



LES TEMPS MODERNES

FABIEN DAUTREBANDE (BE) Sur un sujet photographique de CHRISTOPHE CAUDROY (FR)



Jamais dans l’histoire de l’humanité, il n’y aura eu autant d’édifices. Et d’architectes. Une véritable épidémie. Depuis le XIXème siècle, le champ de la discipline s’est étendu et technicisé, avec une accélération brutale depuis quelques dizaines d’années, correspondant à l’urbanisation massive des territoires. Les villes sont plus nombreuses et tentaculaires que jamais, en étendue et aussi depuis peu en hauteur. Elles monopolisent des milliers, peut-être des millions de spécialistes de l’édification et de l’espace. Ces derniers ne s’attachent plus seulement aux édifices eux-mêmes, mais aussi aux espaces extérieurs, publics, privés, etc. Et surtout, ils ne s’adressent plus seulement à une élite, mais leur impact s’est répandu dans presque toutes les couches de la société, directement ou indirectement : la discipline et les architectes sont désormais plongés dans la société de masse, provoquant l’extension du domaine de l’architecture. Même les espaces virtuels sont « dessinés » par une nouvelle communauté, les webarchitectes. BladeRunner est de moins en moins une fiction. Les univers que nous rapporte Christophe Caudroy sont explicites : tout y est urbanisé, et même les espaces en friches semblent être dans l’attente criante d’un traitement, urbain naturellement. La végétation présente occupe un rôle minime. Hors de son propre écosystème, la voilà ramenée au rang de décoration, de loisir, pour autant qu’elle ne soit pas un résidu transitoire des paysages conquis par la ville.

C’est un lieu commun : si les villes sont des lieux de pouvoir, elles sont également les lieux stratégiques du développement de la culture. Elles sont aussi l’endroit par lequel les disciplines liées à l’espace, à l’édification et au territoire développent de manière systémique leurs propres codes et débats, leurs références et auto-référencements, qui produisent des édifices, des lieux finalement éprouvés et aussi des espaces de pensée. Leur propre culture.

Cependant, pour une discipline autrefois liée aux beaux-arts, la mobilisation du mot « culture » est évidemment délicate. Ce terme est outrageusement polysémique et son usage est couramment galvaudé. Son utilisation très large pour désigner la sphère des arts en fait parfois oublier d’autres : son usage plutôt sociologique, pour décrire le soubassement des liens qui unissent une communauté ; ou plutôt philosophique, dans son opposition à la « nature », même si cette approche est discutée ; voire agricole, à l’heure ou la question de l’alimentation est plus que jamais d’actualité. Quelle que soit la compréhension du terme, son champ est étendu au plus grand nombre depuis le XXème siècle : la culture est « de masse ».

Et cette culture de masse pose, presque par essence, la question de la relation entre la singularité de l’individu à la société et à la culture, de masse(1) .

Singulièrement, dans les photos de Christophe Caudroy, les hommes en tant qu’individus semblent relégués – quand ils sont présents – à un rôle hasardeux, voire transitoire. Si l’urbanisation massive est le produit de la société de masse, quelle place laisse-t-elle alors à l’individu : un boxeur sur un ring, sous un pont ? Une égérie de publicité, en photos sur les murs ? Un pousseur de brouette voué à l’entretien des parterres décoratifs ? Ou encore un conquérant chanceux d’une toiture terrasse, qui s’échappe de sa fourmilière (mais pour combien de temps …) ? Le rapport d’échelle semble sans ambiguïté, et quand les prises de vues montrent des édifices de « taille plus humaine », les infrastructures débordent, et les réseaux envahissent le cadrage de Christophe Caudroy, les nourrissant de leur graphisme précis ou proliférant.

On aurait certainement intérêt à approfondir la question culturelle au travers de son hybridation actuelle avec l’économie de marché. G. Lipovetsky nous propose l’hypothèse suivante : « voici(…) la nouvelle phase de la modernité qui nous caractérise : après le moment industriel productiviste, voici l’âge de l’hypermodernité, tout à la fois réflexive et émotionnelle-esthétique (2) » . Son propos révèle que les enjeux culturels et aussi esthétiques ont été happés par l’économie libérale qui en a fait, entre autres, un objet marchand. Cette hybridation est tellement consommée que les valeurs voire les injonctions de « créativité », d’« originalité », voire d’ « authenticité »sont utilisées par la sphère commerciale, « portée(s) (…) par des firmes géantes ayant le globe pour marché (3) » . Il découle de cette conjecture une forme de normalisation esthétique du monde, qui est en train de s’accomplir. Les photographies de Christophe Caudroy témoignent de l’étendue de cette normalisation dans les territoires urbanisés, où les édifices transpirent de leurs propres régulations : couleurs aux tons moyens, gris, beige … ; façades en forme de trames ; géométries fonctionnalisées, etc. Est-il d’ailleurs encore possible de reconnaître les villes en question, éloignées de milliers de km et développées au sein de culture différentes ? Le travail des concepteurs semble lui aussi piégé par cet univers.

Alors le mythe, plutôt occidental, d’être l’auteur de sa vie serait entre autres englué dans notre vie de consommateur de biens, d’idées, de pensées et surtout d’images.

Quelle serait alors notre liberté, personnelle, à la fois dans et au travers de la discipline, dans une société de masse où l’économie de marché s’est emparée de la culture et occupe voire domine l’espace (4). Car les points de vue de Christophe Caudroy nous montrent que la ville nous offre un terrain de jeu aride et bien peu conciliant. Pourtant, à contrario de certaines images d’Andreas Gursky qui présentent des univers impersonnels, la présence humaine semble réelle chez Christophe Caudroy. Même si c’est indicible, ces univers sont bel et bien habités.

Dans une vision sans concession, H. Arendt nous évoquait déjà que « … l’individu moderne – et qui n’est plus si moderne – fait partie intégrante de la société contre laquelle il tente de s’affirmer et qui lui prend toujours le meilleur de lui-même » (5) même si, reconnaissait-elle, « La société de masse entrave moins que la société traditionnelle ».

Si l’on passe un instant outre la question de l’essence de la liberté, cette description peut être complétée en relevant combien aujourd’hui, dans le monde digitalisé et en cours de robotisation, le contrôle et plus encore le potentiel de contrôle augmente de manière exponentielle et modifie notre rapport à l’idée et au sentiment de liberté. L’espace et les édifices sont également l’objet de contrôles de plus en plus précis, financièrement, législativement, etc. Est-ce la conséquence de l’urbanité générée par l’économie de marché ? De la densité et de la promiscuité qui en découle ? Ou la conséquence des nouveaux outils digitaux, couplés aux exigences résultant des enjeux économiques et environnementaux ? On devrait sans doute s’intéresser un peu plus à la question de la technique, souvent reléguée au rang de moyen, car combien de fois la technique et l’action n’ont-ils pas dépassé la pensée au cours de l’histoire ?Et peut-être, probablement, les hommes aujourd’hui…

La question se pose, et les images de Christophe Caudroy, très maitrisées, de villes hyper contrôlées et léchées, nous montrent que les habitants ne peuvent, dans le meilleur des cas, que modestement se satisfaire des interstices laissés dans ces univers tentaculaires, dans lesquels les usages sont largement codés et où les espaces sont exagérément légiférés.

Un rappel vital s’impose par rapport à « (…) La faculté de liberté elle-même, la pure capacité de commencer qui anime et inspire toutes les activités humaines et qui est la source cachée de toutes les grandes et belles choses » (6). Ce concept de liberté, dont le récit évolue constamment, et pour lequel H. Arendt commençait par expliquer que son indispensable exploration relevait d’une entreprise désespérée (7). Et pourtant.

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». René Char

CHRISTOPHE CAUDROY

Christophe Caudroy est né à Lesquin en 1979. Il vit à Paris et travaille un peu partout dans le monde.

Il étudie aux Beaux Arts de Lyon, puis à l’École Nationale Supérieure Louis Lumière, dont il sort diplômé en photographie en 2004. Pour son mémoire de fin d’études, Christophe Caudroy réalise un travail photographique sur l’impact de la seconde intifada sur Jérusalem et ses banlieues. Ce travail, qui marque le début de ses recherches sur les représentations urbaines dans nos sociétés occidentales ainsi qu’au Proche-Orient, est exposé à plusieurs reprises

Il vit aujourd’hui à Paris et travaille partout où son œil et ses clients l’entrainent. Lorsqu’il ne transmet pas sa passion à l’E.N.S. Louis Lumière, il explore les enjeux du développement urbain sur le paysage. Cette démarche se traduit dans ses commandes et travaux personnels engagés en Europe et en Asie. Il participe également au projet N.N.I.P.A.S. avec lequel il était récemment en résidence à Amman (Jordanie), invité par l’institut français

FABIEN DAUTREBANDE

Fabien Dautrebande est né en Belgique en 1972. Il vit et travaille à Bruxelles.

Il est ingénieur architecte, diplômé de l’Université de Louvain en 1997, où il a complété sa formation avec un DEC en philosophie. Depuis 2008, il enseigne le projet d’architecture à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles. Parallèlement à ses activités d’enseignement, il continue à exercer sa profession d’architecte. Après avoir travaillé à Anvers jusqu’en 2010, il fonde à Bruxelles son propre atelier, oPla architecture, en association avec Pedro Monteiro & Ana Martins. Ses intérêts et son parcours professionnel l’amènent à développer des projets d’une grande diversité d’échelles basés sur des programmes émergents et évolutifs. Ces explorations de la pratique architecturale se sont enrichies, en particulier à partir de l’exposition universelle de Shanghai en 2010, d’une découverte plus approfondie des réalités de l’Extrême-Orient.

Depuis fin 2016, oPla participe au développement du projet d’économie circulaire RecyK à Bruxelles, au sein duquel s’épanouissent son esprit de laboratoire, le lien entre théorie et pratique et ses ambitions de transdisciplinarité.


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(1) Ce rapprochement est sans doute à tempérer, car « … la société de masse et la culture de masse semblent être des phénomènes corrélatifs, mais leur commun dénominateur n’est pas tant la masse, que la société dans laquelle les masses ont été incorporées. » in Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio Essais, Paris, 1972, p. 255.

(2) inG. Lipovetsky, L’esthétisation du monde, Gallimard, Paris, 2013, p. 13.

(3) inIbid, p. 28.

(4) A ce sujet, il est presque tragique de constater le caractère alors prophétique des propos d’H. Arendt : « La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (…) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. (…) Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir » in Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio Essais, Paris, 1972, p. 265-266.

(5) in Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio Essais, Paris, 1972, p. 256.

(6) Ibid, p. 219.

(7) Ibid. P. 186