TITUS SIMOENS



TITUS SIMOENS EST UN PRIMITIF FLAMAND

MARC MAWET (BE) Sur un sujet photographique de TITUS SIMOENS (BE)



« La discipline est finalement une intelligence de la cohérence, celle d’un lieu avec un agir et un penser. » (1)

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Un garçonnet se tient debout devant un grand miroir et un lavabo robuste. Il manipule ce qui s’apparente à un tube de dentifrice qu’il presse avec une évidente précaution. Il est torse nu, d’allure chétive ; la ligne de son omoplate saillante prolonge délicatement celle de son cou tandis que, dans une autre angulation, celles des bras et avant-bras complètent une articulation corporelle presque géométrique et abstraite, il suffit de plisser les yeux. Il se présente de profil mais le reflet dans le miroir nous donne à voir un visage dont la concentration n’efface pas la douceur, la délicatesse des cils et la roseur des joues saupoudrées de taches de rousseur poussant à la confusion des genres propre au mythe des anges. Un rideau brun à la facture presque rustique se déploie de manière régulière et dessine par son ombre projetée un horizon imperceptiblement oblique en occupant la moitié de l’image tandis qu’une allège carrelée, le triptyque du miroir et la porcelaine des sanitaires achèvent ce découpage précis qui construit l’espace de l’image. Le jeune garçon tire rigoureusement une verticale de lumière au milieu de cette structure photographique pour en assurer l’équilibre parfait. L’analyse en est encore à goûter au plaisir de cette équation qui ravit l’entendement que déjà le regard sensible s’attache aux accords chromatiques et à la progression subtile et maîtrisée des contrastes de lumière et du grain des matières. Enfin, sans qu’il ne s’agisse ici de conclure l’épuisement des secrets de cette révélation, la flamboyante chevelure, une volute auriculaire assurée et l’incision naturelle de la naissance de la mâchoire au cœur de la blancheur laiteuse du cou agissent de manière concertée pour pointer définitivement le centre vital de la composition de ce tableau au cœur même de l’humain, source de la lumière.

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Titus Simoens a les talents d’un peintre. C’est un homme de la cohérence qui, au-delà des sujets, se prête au jeu indicible des lignes et des couleurs pour discipliner sa photographie. Le lecteur attentif voit ici pour la deuxième fois l’apparition du mot « discipline », déjà présent dans la citation liminaire. Il n’y a pas de hasard. BLUE SEE, MOUNT SONG, LOS DOMADORES. BREDENE en Belgique, DENG FENG en Chine, HAVANA à Cuba. PECHE, KUNGFU, BOXE. Titus Simoens a passé plusieurs mois en milieux scolaires disciplinaires où des enfants et des adolescents sont placés en internat pour recadrer des parcours difficiles ou structurer une émancipation qui passera par la maîtrise d’un art ou d’une compétence. Lieux d’épreuve et d’épuisement, lieux de réclusion, lieux d’une élection ou d’une rédemption incertaine, sortes de purgatoires entre un enfer prédit et un paradis promis. Ce qui frappe dans ses images, c’est le dépouillement des espaces, l’absence de signes d’appropriation personnelle (les posters, dessins, objets multiples, décorations singulières qui abondent notamment en milieu carcéral). C’est un peu comme si le lieu et l’humain s’étaient donné le mot pour coexister dans une indifférente respective, dans une absence au monde. En première lecture. Comme si cette forme d’anonymat incarnait un travail minutieux de destruction des capacités génératives de la personnalité, manifestait ce lissage des aspérités individuelles, cette contrainte des personnalités dans un moule imposé par un ordre qui ne verrait sa réalisation qu’à travers l’uniformité et l’atonie, au sein duquel tout signe distinctif ne pourrait être que suspect et dès lors éradiqué. La discipline comme forme ultime du dressage, d’une normalisation dont l’objectif avoué serait d’interdire à chacun d’entre-nous l’accès à sa propre humanité. En première lecture. Seulement. Car déjà, le regard attentif observe la coexistence d’espaces obstinément clos et infiniment vastes, à moins qu’il ne s’agisse d’espaces obstinément vastes et infiniment clos. Déjà pourtant, le regard vigilant remarque la représentation en alternance d’individus seuls, méditatifs ou rêveurs, ou en groupe, le temps d’une action commune, comme échappant à la règle.

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Ils sont douze. L’un d’eux divise l’image en deux, comme le jeune garçon roux de la description précédente. Autre similitude : le point central de la photographie se concentre à l’endroit exact de la carotide, qu’un mouvement de contorsion de la tête affirme précisément par la tension des muscles et des tendons. Car l’enfant est en mouvement, comme pour condenser à lui seul les divers basculements de l’image. Ceux du temps et de l’espace. Le temps, un moment « à double détente » comme l’explique Hector Obalk dans une de ses nombreuses lectures de toiles illustres. D’une part, la précision univoque du moment défini de ce rassemblement organisé et d’autre part, les instants flous, en suspension, qui nous invitent à interpréter les micro-situations : le relative inquiétude de l’enfant quant à la pérennité du retroussement de son survêtement trop long, la suspicion qui plane sur cet agglutinement des trois enfants qu’un quatrième semble interpeler, la raison du départ du personnage le plus éloigné qui donne l’impression de profiter de l’ombre pour échapper à une obligation collective et surtout la force tranquille qui se dégage du regard intensément plongé en lui-même du garçon à l’avant-plan, celui-là même qu’une douce et froide lumière distingue de ses compagnons. L’espace, divisé principalement par l’arête vive légèrement décentrée de l’angle de l’édifice, puis (avec des subtilités diverses) par les limites entre des plans verticaux et horizontaux, par le jeu complémentaire des grains et des tonalités des sols, par l’alternance des ponctuations géométriques, des lignes étirées, des incisions, des ombres et des lumières. L’art de créer plusieurs images à l’intérieur d’une image sans que cette démultiplication ne nuise à la cohérence de celle-ci. L’art de créer une image qui en contient indiciblement plusieurs sans que la nécessité de l’unité n’interdise à chacune d’elle de vivre sa propre autonomie.

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Le mystère et la familiarité s’expriment simultanément dans les images de Titus Simoens. Mais ce qui est le plus magnifique et paraît si simple à la fois dans son travail, c’est qu’un sentiment de perfection se dégage étrangement de la domesticité relative de ses « scènes de genre ». L’espace et l’humain s’y complètent infailliblement pour consacrer cette réalité suprême chère à Plotin, ce « Un » vers lequel chaque être tend probablement. Et, à bien y regarder, à l’intérieur même de ces rassemblements, on remarque que Titus Simoens trouve des instants multiples au-delà de la précision du moment défini de l’attroupement, entre les individus ou à l’intérieur d’eux-mêmes. Comme pour indiquer que le « tout » ne tue pas « l’un », que le « nous » ne méprise pas le « je ». Ce serait probablement faire erreur que de les opposer.

Au moment de conclure ce texte, à la relecture des phrases qui précèdent cet épilogue, il m’est apparu, dans un premier temps, que je survolais le sujet – les centres de redressement – ou encore que j’investissais peu le thème de l’enfer et du paradis à travers le spectre de l’architecture. Comme s’il s’agissait ici d’élucider une autre énigme, celle du mystère et de la familiarité que j’exprimais plus haut, ou celle d’une parenté implicite entre cette photographie et une peinture d’un autre âge. Je comprends maintenant qu’il n’en est rien et que les longues descriptions des deux photographies choisies opportunément n’étaient pas inutiles. Elles m’ont aidé à construire une conviction : Titus Simoens est un primitif flamand ! Il l’est par ses couleurs, par la précision des compositions qui donnent au naturalisme ses lettres de noblesse, par la lumière intérieure qui semble émaner des personnages en présence, par la paix qui se dégage de chacune des images sélectionnées. Malgré le contexte. Un peu comme s’il parvenait à « silencer le monde », à faire taire les bruits inutiles, le hurlement des ordres et la sécheresse des harangues. Il arrive à placer une sublime sérénité dans l’épreuve traversée par ces enfants en redressement, à la manière d’un Jan Van Eyck et de la délicate inexpressivité de ses époux Arnolfini ou d’un Jusepe de Ribera et du visage paisible de son Saint Sebastian pourtant transpercé de flèches sans autre issue que la mort. Titus Simoens arrive à faire basculer l’épreuve du côté du paradis en regardant précisément ces enfants qui témoignent que la discipline n’est pas l’obéissance mais la capacité à faire émerger le sublime par la voie de l’individuation et du parcours intérieur. Il témoigne que si l’expérience du lieu est d’abord celle du corps - et de sa mise à l’épreuve – un corps centré est bien susceptible de déployer un espace qualifié de lieu, n’importe où. (2)

TITUS SIMOENS

Titus Simoens est né à Gand en 1985. Il réside à Gand et travaille partout dans le monde.

Il est l’auteur de trois livres photographiques : « Blue, See Mount Song, Los Domadores », publié par Hannibal (2015), « Tu me dis », publié par APE (2016) et « Pour Brigitte », édité par APE (2017). Il termine actuellement son master en photographie à la Royal Academy of Fine Arts (KASK) à Gand. Titus Simoens a été exposé au Caermers klooster à Gand, à la Fondation MRO à Arles, au Kunsthal à Rotterdam, à BOZAR à Bruxelles et au festival Boutographies à Montpellier, notamment. Il a reçu en 2015 le Nikon Young Promising Award, en 2014 le Monography Award NIKON - BOZAR # 2 et en 2012, le prix du Foto8 Summershow à Londres. Il a également été en résidence à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz à Arles en 2015.

MARC MAWET

Marc Mawet est né à Mons en 1966. Il réside à Mons et travaille à Bruxelles.

Il est architecte diplômé de l’ISACF La Cambre (1988) où il enseigne de 1993 à 2000 en tant que coordinateur de l’atelier de seconde année de candidature. Il est depuis 2000 professeur à Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles. Il est par ailleurs architecte indépendant et scénographe. Il codirige l’Atelier d’Architecture Matador depuis 1994, agence active dans la défense d’une architecture contemporaine d’auteur et primée à diverses reprises pour ses démarches et réalisations. Il coordonna une mission photographique sur les projets architecturaux et urbanistiques de la ville de Mons dans le cadre de son statut de Capitale européenne de la Culture en 2015. Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.


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(1) CYNTHIA FLEURY, Les Irremplaçables, 2015, Gallimard, P186 (2) Pour répondre à la question de Jean-François Pirson dans « Aspérités en mouvements », 2000, La Lettre Volée, p.101