LARS TUNBJORK



DUR LABEUR.

ELODIE DEGAVRE (BE) Sur un sujet photographique de LARS TUNBJORK (SE)



Lorsque Hannah Arendt écrit, en 1957, Condition de l’homme moderne, c’est sur fond d’un « bip » inquiétant provenant de l’espace et envahissant les radios du monde entier. Il sonne le glas, selon elle, de notre société politique : premier objet manufacturé par les humains et envoyé en éclaireur en dehors de nos sphères terrestres, Spoutnik 1 tourne en orbite autour de notre planète. Ce signe précurseur d’atomisation, littérale, physique, de notre société, vouée peut-être à se dissoudre dans l’espace, alarme la philosophe qui craint la confirmation d’un éloignement progressif entre l’humain et ses semblables, entre l’humain et son pouvoir d’action politique. Elle y voit la menace d’une « absence-au-monde », installée au profit d’un rapprochement dangereux entre l’homme et les technologies.

Force est de constater que si la place de l’homme semble toujours être la Terre, le portrait - juste et pas tendre du tout - que Hannah Arendt dresse de notre société d’aujourd’hui s’avère d’une acuité déconcertante. Elle prédit que les trouvailles technologiques à venir, destinées à libérer l’homme du fardeau du travail, et peut-être même de son milieu terrestre, rendront d’autant plus criante la perte de sens que subit l’humanité moderne : « L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs. (...) C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. » (1) Découpant les activités humaines en trois catégories - le travail, l’œuvre et l’action -, elle conclut que la productivité sera l’impasse de l’humanité, transformée en une société de masse « absente-au-monde ». Notre ère serait celle du triomphe de l’animal laborans, un être travailleur, entraîné dans le mouvement cyclique de la production de biens consommables, une condition à laquelle il doit sa survie et dont il ne peut se libérer. Processus dévorant auquel échappe l’homo faber, fabriquant, lui, des œuvres, objets destinés à l’usage – par opposition à la consommation – et donc destinés à durer. Seuls ces objets durables sont susceptibles d’accueillir ou de soutenir la troisième activité, l’action, qui met les humains en lien les uns avec les autres, leur permet de construire un projet politique et de se distinguer dans la sphère publique.

Il ne faut qu’un pas pour que cette description épouse les contours de la cité ancestrale des hommes : avec habileté, 45 ans plus tard, Kenneth Frampton s’en empare et la transpose très justement à l’architecture (2), enfonçant le clou de la distinction entre travail et oeuvre. Rappelant que l’architecture se définit dans toutes les langues à la fois comme l’acte de construire, d’une part – un cycle sans cesse renouvelé, un travail – et comme les sciences de l’édification à usage humain d’autre part – concevant des oeuvres destinées à durer et, parfois, à accueillir la vie politique -, Frampton arrive à asseoir assez noblement la distinction entre non-architecture et architecture.

Les œuvres de l’homme, soumises aujourd’hui à une cadence d’usure qu’Arendt n’aurait même pas osé imaginer, perdant de plus en plus leur caractère d’objets à employer – aider la main – et devenant de plus en plus des objets à consommer – utiliser puis gaspiller - , se confondent avec le travail, entraînant dans leur chute l’action. Le travail bureaucratique n’est pas épargné dans ce constat, lui qui ne fait ni plus ni moins qu’ « assurer l’entretien de machines géantes de la bureaucratie dont le fonctionnement consomme ses propres services et dévore ses propres produits aussi rapidement, aussi impitoyablement que le processus biologique lui-même. »(3) Les humains semblent pris dans une toile infernale dont l’ampleur les dépasse totalement.

Ces humains, sur la voie de devenir « les jouets et les esclaves (...) de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles » (4), ils sont ici, dans les photographies de Lars Tunbjörk, rassemblées sous le titre « Every Day ». L’auteur de ces images nous tend un miroir inconfortable, aussi violent que la lecture d’Arendt nous met K.O. Tous deux, avec la même évidence, semblent « appeler un chat, un chat ». Un éditeur audacieux pourrait les associer sans hésiter dans une nouvelle parution illustrée. Car le voilà, l’animal laborans. Tantôt personnifié par un portrait frontal, implacable, paupières tombantes sur regard vide. Tantôt regard en biais, désabusé, épaules tombantes cette fois. Tantôt occulté par un écran ou absent et évoqué par une étiquette sur un casier en plastique, quelle (in)différence.

Le casier en plastique, il vaut la peine de s’y arrêter : il fait partie d’une collection désespérante d’objets manufacturés dans des chaînes de production qui apparaissent dans d’autres images, comme une mise en abîme infernale. Porte-manteaux, réceptacles à documents, télécommandes, ... résonnent avec les usines hyper-hygiénistes, laboratoires sur-équipés de savants fous. Tout est envahi par du « design » de bureau, sous sa forme la plus ingrate : objets sans défauts, lisses, qu’il est impossible de s’approprier tant ils sont sériels. Objets insignifiants que Lars Tunbjörk laisse impitoyablement dans le cadre, dérangeant nos yeux habitués à « les ranger de côté le temps de faire une photo ». Gris souris, gris mat, gris brillant, gris plastique ou chromé, beigeasse décliné parfois en saumon délavé... autant de non-couleurs qui se lisent dans les regards, perdus au-delà des écrans et des machines. Centrées sur l’animal laborans et sur son milieu artificiel, les photographies ne montrent en aucun cas l’action collective, mais bien l’individu déconnecté de ses semblables, opérant des tâches solitaires en communion plus ou moins subie avec la grande machine, mécanique ou bureaucratique.

Même lorsqu’il s’exporte hors des lieux de travail, dans des lieux habités, Tunbjörk nous montre la même chose. Arendt le signale déjà dans les années 1950, un constat relayé par Frampton ensuite : la maison suit la voie des autres consommables. « Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de-ce-monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente durabilité ; il nous faut consommer, dévorer, pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures » (5) Comment définir autrement les quartiers de lotissement explorés par Tunbjörk ? On espère secrètement ne pas pouvoir appeler ce genre d’édifices « architecture », c’est tout au plus, au sens de Frampton, de la « construction ». Milieu désincarné, atomisé à l’extrême, dénué d’espace public au sens politique du terme, où toute appropriation est rendue impossible par la domination sans faille du réseau automobile. Maisonnettes dont la forme isolée et répétée sublime d’autant plus leur statut d’objet de consommation : « l’absence-au-monde » faite réalité.

On hésite : sur le fil de la caricature, Tunbjörk n’y cède jamais tout à fait. A l’image de films récents (6) sur ce milieu abominable mais tout à fait dominant que l’on appelle « le monde de l’entreprise », Tunbjörk aurait pu faire un portrait humaniste, pas si désespérant, de la région de Beauvais, explorée lors de sa résidence en 2012. Mais non, Tunbjörk nous montre le monde tel que nous l’avons fabriqué : sériel, impersonnel, vide de sens. L’œil en panique s’accroche à ce qui ne fait pas série. Et trouve enfin ce qui nous sauve : une sandalette en cuir qui s’assume, des cheveux roses, la dissonance entre une pilosité virile et des ongles longs, ouf une nominette est en train de chuter, de la rouille s’installe.

LARS TUNBJORK

Lars Tunbjörk est né en 1956 à Boras en Suède. Il est décédé en 2015.

Adolescent dans les années 1970, Lars Tunbjörk découvre les photos du livre Poste restante de son compatriote Christer Strömholm. Il rêve de devenir photographe et décroche un stage au journal local BoråsTidning avant de s’y faire engager. Suivent quelques années d’expériences en province puis à Stockholm. Le travail qu’il débute en 1982 pour le quotidien Stockholms-Tidningen influence, fortement et en peu de temps, le photo-journalisme de son pays. Il devient photographe indépendant à partir de 1984. Son style photographique devient vite une référence, d’abord en Suède, puis à l’étranger dès la publication en 1993 du livre Landetutomsig/The Country besideitself.

« Lars Tunbjörk développe simplement, et de façon cohérente, en ayant trouvé la forme exacte qui correspond à son point de vue ou à son analyse, un point de vue, hautement pessimiste mais point désespéré sur l’humanité. Il tire, à sa manière, une sonnette d’alarme. Il s’inquiète et c’est la raison pour laquelle sa photographie, si elle est efficace, est tout sauf confortable, y compris pour lui-même. Il ne veut rien nous apprendre, il ne cherche à rien démontrer. Il voit les choses ainsi. Il constate que son appareil, derrière lequel il opère la mise en forme de son point de vue, restitue ainsi l’univers. Il tranche à vif, choisit des angles aigus, pointe les couleurs qui crissent. Et il regarde toujours les gens en face. En les respectant et en refusant de les interpréter. »

Christian Caujolle, extrait de Every Day (2012)

ELODIE DEGAVRE

Elodie Degavre est née à Leiden en 1982.

Elle est architecte diplômée de l’ISACF-La Cambre (2006). Elle enseigne à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles depuis 2006. Elle a exercé la fonction de chef de projet pendant 10 ans au sein du bureau d’architecture V+ puis a rejoint la revue A+ Architecture in Belgium où elle a été en charge de la programmation d’expositions et de conférences. Depuis 2016, elle collabore avec le collectif d’architecture GRUE. En dehors de ces fonctions, elle est active dans le domaine de la diffusion de l’architecture en menant des visites guidées ou en participant à la rédaction de guides d’architecture. S’exerçant à la photographie depuis plus de 10 ans, elle s’oriente aujourd’hui vers l’image cinématographique en co-réalisant un documentaire avec Julien Stroïnovsky intitulé « La vie en kit ». Celui-ci porte sur trois projets d’habitat industrialisé pensés et construits à l’aube de la crise économique des années 1970 en Belgique francophone.


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(1) Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, coll. Agora, Londres, 1983 (1e éd. 1958)

(2) Frampton, Kenneth, Labour, work and architecture. Collected essays on Architecture and Design, Phaidon, Londres, 2002

(3) Ibid. Arendt paraphrase ici l’économiste Adam Smith.

(4) Ibid.

(5) Arendt, Hannah, op.cit.

(6) « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne (2014) et « La loi du marché », de Stéphane Brisé (2015), ou encore « Merci Patron » (2015) de François Ruffin sont des exemples du genre, tournés dans des lieux post-industriels très similaires à ceux exposés ici.